Pour ne pas ralentir mon allure, je ne me retournerai plus. C’est un peu comme suspendu dans le vide : mieux vaut ne pas regarder en bas pour continuer l’escalade. Je voudrais quitter plus vite ces quartiers trop animés où se condense en lourds panaches le souffle de centaines de bouches aux lèvres gercées par le froid. Je sais maintenant que la peur a un visage, celui, multiple, des foules anonymes noyées dans leur rumeur.
Derrière ces faces, des intelligences étrangères en savent long sur moi, croisent des fichiers et poursuivent leurs enquêtes. Je sais aujourd’hui ce que signifie être atteint et ce n’est guère mieux qu’être atteint d’une maladie. Oui, des gens que je ne connais pas savent qui je suis, d’où je viens et comment je vis alors que je l’ignore moi-même. Pour eux, mon passé, mon présent et peut-être mon futur sont déjà écrits. Ils n’ont plus qu’à lire ces conjugaisons auxquelles se résume, pour eux, mon existence et à en tirer les conclusions. Ils peuvent même se payer le luxe, à travers moi, d’une autre vie, plus aventureuse, plus palpitante que la leur, moins insignifiante que celle qu’ils mènent dans une banalité et un confort à jamais inaccessibles à ma condition.
Quelle est ma condition ? Marcher. Marcher sans relâche dans les rues sans joies d’une petite ville industrielle dont j’ignore tout et qui est pourtant la mienne. Arpenter des quartiers de fabriques familiales abandonnées, imprimer mon ombre sur de vieilles enseignes peintes à même les murs d’anciens troquets où ont fini d’échouer mille destins détruits par le travail d’usine, traverser au crépuscule un parc au kiosque à musique silencieux, longer un vieux boulevard sacrifié au stationnement, marcher, toujours marcher sans même courir car cela relèverait du plus inutile affolement.
Mon instinct me le dicte, le rythme rapide mais surtout régulier de mon pas peut me soustraire à la diabolique emprise à laquelle je tente d’échapper, cette force qui m’empoigne et qui, de jour comme de nuit, m’enlève ou me pose où elle veut sans que je comprenne pourquoi. Mais le plus effrayant ne réside pas dans l’ignorance où je me trouve de mon propre destin. Qui a jamais su ce qui l’attendait ? Toute l’horreur de ma condition se construit dans la toile d’araignée qui se tisse autour de moi sous la forme d’informations qui me concernent mais dont j’ignore jusqu’à la plus anecdotique. Voilà pourquoi je n’ai pas trouvé d’autre solution que ces absurdes pérégrinations pour essayer de me soustraire à cette menace que je ne peux même pas nommer.
Qui est contre moi ? Qui est dans mon camp ? Je ne saurais le dire. Malgré le caractère méfiant dont m’a doté mon créateur, je suis dans une telle impasse que je dois accepter sans réserve toute aide qu’on pourrait m’apporter.
Que dois-je attendre de ce rendez-vous au café du chemin de fer ? En effleurant la vitrine déjà poussiéreuse d’une agence de voyage en faillite, j’ai sursauté quand l’éclairage public s’est déclenché. Mon reflet m’est apparu, presque sans contours, moins net que l’ombre massive de mon lourd manteau d’hiver. Dans la poche, ma main ne se décrispe pas autour de la crosse de ce malheureux 6,35 qui peut toujours m’être utile à bout portant, tout à l’heure au café, assis en face de cet homme, un dénommé Preben Mhorn. Je ne sais pas à quoi il ressemble et aucun signe de reconnaissance n’a été prévu. Je n’ai qu’à entrer par la porte vitrée et m’asseoir, et peut-être me jeter dans les mâchoires du piège. De toute façon, je dois m’en remettre à lui.
Me voilà devant un vin chaud. Cette fois, les miroirs du café me renvoient l’image de mon visage. Dehors, le halo d’une enseigne ébréchée me révèle une bruine qui a déjà détrempé les rares autos garées en ces parages. L’horloge de la gare s’allume, blafarde comme une lune de papier mâché. Un homme engoncé dans un caban s’est assis à ma table. Il fume un cigare puant. Je fixe son regard avec terreur, le doigt sur la détente dans la poche de mon manteau. Il se présente: « Mhorn. Voici les papiers. » De mon autre main, je prends l’enveloppe d’où surgira ma nouvelle identité. Cet homme est là pour m’aider mais comment m’a-t-il identifié ?
Rien à faire, je suis toujours sous l’emprise, le cauchemar continue. Mhorn se lève brusquement. Sous la table, d’une impulsion de mon bras, le canon du 6,35 suit aussitôt son mouvement. Le vin chaud se répand autour du verre brisé. « Pas la peine de s’énerver. L’autorail part dans cinq minutes. Il y a un billet dans l’enveloppe, avec le reste. Ne traînez pas et n’oubliez pas de composter.»
L’autorail gronde dans le crachin, sous les lueurs vert-de-grisées du quai. Une fois blotti derrière la vitre grasse au milieu des sièges vides, je pourrai découvrir mon nouveau nom dans l’enveloppe. J’ai tant rêvé à cet instant sans y croire, à cette nouvelle naissance... Le composteur claque sur mon billet. Bientôt un coup de sifflet sur le quai et puis, peut-être, la chance d’un nouveau départ vers de vierges horizons...
Mais dans cette ville étroite, un seul nuage suffit à ramener la nuit. Des ombres se mêlent autour du marchepied de l’autorail. Dans quelques secondes, la rame qui assure la correspondance viendra s’immobiliser juste à côté, le temps d’un échange de voyageurs. La voici, dans ses grincements de ferraille, déserte à cette heure tardive. Mais non. Cet homme en imperméable qui en descend, l’oeil fouineur et menaçant... Son parapluie noir s’ouvre d’un claquement mat sur sa tête et je vois la puissance maléfique de son regard dans le mien.
C’est lui, encore lui dans la nuit, dans mes ténèbres éternelles, dans mon enfer d’incertitudes sans fin, lui, l’ordure, le pervers, le maître démoniaque de ma vie, l’auteur.
Extrait de mon recueil de trois nouvelles fantastiques Trois figures du Malin, © éditions Orage-Lagune-Express, 2004. Droits réservés.
Photo extraite d'une vidéo de Marie-Christine Caredda, gare d'Oyonnax, soir, novembre 2014.
Écouter une autre nouvelle du recueil sur Bonne nouvelles, le site de Nicole Amann