L’oiseau chéri

Publié le 09 novembre 2014 par Albrecht

Quelques oiseaux métaphoriques…

Philis se jouant d’un oiseau

Gravure de Bonnart, vers 1682-86,

Recueil des modes de la cour de France

Cet oiseau que Philis abuse,
En le leurrant de ses douceurs
Ressemble aux amants qu’elle amuse
Par d’imaginaires faveurs

L’oiseau fasciné par les deux cerises qu’on lui tend en lieu et place d’autres appas plus consistants représente donc ici le soupirant berné et facile à mener.

Jeune femme au perroquet

Vers 1730, pastel de Rosalba Carriera


Il arrive que le soupirant soit plus coriace et prétende se payer en nature, tel ce perroquet s’attaquant à la dentelle d’un décolleté prometteur.

Dans une acception plus positive, l’oiseau est une sorte de fleur vivante qu’on offre en  hommage galant, pour amuser et égayer :

 « Madame je vous donne un oiseau pour étrennes…

S’il vous vient quelque ennui, maladie ou douleur

Il vous rendra soudain à votre aise et bien saine »

I. De Benserade, cité par [2]

La Serinette

Chardin, 1751, Louvre, Paris


Instrument pour dames de la haute société, la serinette permettait  de jouer autant de fois que nécessaire l’air qu’on souhaitait faire apprendre à son serin. Occupation répétitive à vocation décorative, dans le même esprit féministe que le métier à broder qui figure également ici.

Pour que le dressage soit efficace, il fallait priver l’oiseau de toute distraction : on voit sur le pied de la cage une traverse, ou main, qui permettait de fixer un écran pour isoler la cage de la lumière et de la fenêtre.

Il n’est pas impossible que le thème ait eu une dimension de vécu, pour quelques soupirants trop intensément serinés.

L’oiseau chéri

1758, gravure de Daullé d’après  un dessin de Boucher


Par une sorte de synecdoque, l’oiseau chéri peut devenir  l’ambassadeur emplumé de l’amoureux auprès de l’aimée, et la cage le symbole de son doux esclavage :

« Sur votre belle main ce captif enchanté
De l’aile méprisant le secours et l’usage
Content de badiner, de pousser son ramage
N’a pas, pour être heureux, besoin de liberté. »
Vers de J.Verduc cité par [2]


Cette métaphore avait été popularisée dès le XVIIème siècle, grâce aux livres d’emblèmes hollandais diffusés et traduits dans toute l’Europe :

Amissa libertate laetior (Plus heureux d’avoir perdu la liberté)
Jacob Cats, Sinne- en minnebeelden (1627)

Voici un des petits poèmes, en français, agrémentant cet emblème :

Prison gaillard m’a faict.
J’estois muet au bois, mais prisonier en cage
Je rie, & fais des chants; je parle doux langage.
Chacun, fils de Venus, qui porte au coeur ton dard
Est morne en liberté, & en prison gaillard. [4]


Le joli petit serin

Dessin de Lafrensen gravé par Mixelle le Jeune


Le serin sorti de sa cage, qu’elle donne à baiser à son amie, est sans doute la seule consolation de la dame, en l’absence de l’être aimé dont la noble image en perruque est accrochée au dessus d’elle.

Autre interprétation, moins noble : la dame prête son amant à son amie.

Parfois, l’oiseau prisonnier  perd ses plumes, ne gardant que ses ailes pour montrer sa nature amoureuse

La marchande d’amours

Vien, 1763, château de Fontainebleau, France

« Mais celui qui en est le plus remarqué, est un Tableau dont le Peintre a emprunté le Sujet d’une Peinture conservée dans les ruines d’Herculanum. Il est intitulé dans le livre d’explication la Marchande à la toilette. Cette Marchande est une espéce d’esclave qui présente à une jeune Grecque, assise près d’une table antique, un petit Amour qu’elle tient par les aîlerons, à-peu-près comme les marchands de volailles vivantes présentent leurs marchandises. Un pannier dans lequel sont d’autres petits enfans aîlés de même nature, indique qu’elle en a sorti celui qu’elle offre pour montre. Indépendamment de la singularité de cette composition, les Connoisseurs trouvent dans l’ouvrage beaucoup de choses à remarquer à l’avantage du Peintre moderne. » Mercure de France, octobre 1763



Le digne journaliste ne dit pas mot  sur le geste « professionnel » du volatile, qui n’échappera pas à Diderot dans son commentaire du salon de 1763 :

« le geste indécent de ce petit Amour papillon que l’esclave tient par les ailes ; il a la main droite appuyée au pli de son bras gauche qui, en se relevant, indique d’une manière très significative la mesure du plaisir qu’il promet ».



Autre détail galant noté par Diderot :

«cette suivante qui, d’un bras qui pend nonchalamment, va de distraction ou d’instinct relever avec l’extrémité de ses jolis doigts le bord de sa tunique à l’endroit… En vérité, les critiques sont de sottes gens !  ». Cité par [5].



Il aurait pu rajouter la boîte sur la table, qui montre ce que la dame compte  faire, ou sur les deux béliers broutant des anneaux



… anneaux dont la symbolique  n’échappe pas aux deux oiseaux qui s’attaquent à la couronne de feuillages.

L’Amour fuyant l’esclavage

Vien, 1789, Musée des Augustins, Toulouse


Vingt ans plus tard, Vien exposera la scène symétrique,  dans laquelle ces dames  laissent le volatile s’échapper d’une cage pourtant construite à sa taille et aimablement jonchée de fleurs.

Elles n’ont plus dès lors qu’à se lamenter sur le cercle vide de leurs couronnes (même la digne statue de marbre en a une).


La marchande d’amour, 1762, gravure de C.Nolli

A noter que l’idée de la cage vient de la gravure sensée reproduire une peinture d’Herculanum,  que Vien avait utilisée pour son premier tableau.  [6]

L’appeau, dit L’oiseau pris dans les filets

Boucher, tableau inachevé, Louvre, Paris


Heureusement, il est toujours possible à des filles décidées de rattraper d’autres oiseaux  dans leurs filets, pourvu d’en avoir gardé au moins un en cage pour servir d’appât.

Jeune fille à la colombe

Greuze, date inconnue, Musée de la Chartreuse, Douai


Ce tableau est typique de la tactique d’ « ensemblisation » mise au point par Greuze, et mise en évidence par Norman Bryson : il s’agit de concentrer dans le tableau, au risque parfois de l’absurde, la quantité maximale de bonheur :

« Si le bonheur est quantifiable, alors je peux simplement ajouter une variété de bonheur à une autre, les combiner tous à la même place, par « ensemblisation ». » [3] p 133

Ainsi, à elle seule, la colombe véhicule deux idées du bonheur parfaitement contradictoires :

« la colombe ne peut pas être interprétée comme celle du Saint Esprit ; ni même comme une colombe, tant elle unit si pudiquement l’idée d’un jeu d’enfant (‘elle a retrouvé son oiseau’) et celle de la sexualité (l’oiseau, avec sa position suggestive, déclenche des connotations de palpitation, douceur, rondeur, dangereusement proches du ‘sein virginal’). L’image joint ces oppositions dans un scandale à la fois logique et sexuel, où le bonheur fusionnel de la sensibilité est devenu une transgression ouverte ».  [3] p 133, (à propos de la variante de ce thème, « La colombe retrouvée » conservée au musée Pouchkine)

La blancheur évoque la pureté  :  or si cette colombe est pure comme une attachement enfantin, elle ne peut éviter le symbolisme de l’amant chéri, du substitut emplumé que l’on serre dans ses bras avec passion.

Bien sûr, la jeunesse de  la belle enfant fait écarter avec horreur cette hypothèse !

Il faut alors couper le tableau par une ligne horizontale au niveau de la table : en haut,  les bras dodus enlacent  un oiseau dont la blancheur sauve plus ou moins les apparences ;

en bas, les genoux ronds comme des fesses s’offrent à la pénétration d’un pied de table, à l’effigie d’un quadrupède bien connu  dans la littérature enfantine :

« Les chairs ramollies se prêtent, le sentier s’entrouvre, le bélier pénètre; (…) » Sade, Justine ou les malheurs de la vertu, cité par [1].

Un bon siècle plus tard, l’oiseau, volontiers  exotique, et son érotisme, dûment pasteurisés, vont faire un dernier tour de piste…

Les oiseaux d’amour

Adolfo Belimbau, fin XIXème, Collection privée

Une fille en robe violette est assortie à l’iris qu’elle tient, cueilli dans le massif près de laquelle elle est assise. Une fille en robe verte est quant à elle assortie  à la tige et  au couple d’ « inséparables » qui s’y est perché.

Outre leur rôle décoratif, Robe Violette et Robe Verte s’émerveillent de la fidélité légendaire de ces petits volatiles : celle qui tient la tige sourit, l’autre rêve.

Le rosier enserrant la colonne, derrière nos deux extasiées, illustre le but implicite qui leur est proposé : embellir et retenir l’Homme.

Les oiseaux d’amour (variante)

Adolfo Belimbau, fin XIXème, Collection privée


Dans cette variante plus équivoque, les deux filles portent la même robe, ce qui accentue l’effet sororal. La répartition des rôles est toujours la même : la fille active (celle qui porte les oiseaux) sourit, l’autre rêve. Le doigt tendu en guise de perchoir supprime tout accessoire floral, et crée un contact charnel entre les deux perruches et la fille active, qui de l’autre bras  enlace sa compagne.

Du coup, les oiseaux amoureux, accolés seulement par la taille, semblent en être à un stade d’intimité moins proche que celui des dem-oiselles, lesquelles se frôlent le chignon.

L’arrière-plan est un rideau transparent orné de branches et de papillons ; l’avant-plan un bras de fauteuil d’un bleu céruléen, en forme de cygne, dont le long cou est coupé aux limites du tableau et de la décence.

On comprend que les deux compagnes se suffisent à elles-mêmes, dans cette cage pour fille bordée de gaze et de velours :   l’oiseau chéri a changé de sexe tout en gardant le  symbolisme d’un attachement exclusif.

Les oiseaux familiers

Emile Friant, 1921, Collection privée


Dans cette oeuvre d’un kitsch achevé, les perruches s’intéressent sans s’y poser au perchoir qui leur est proposé, tandis que les gros perroquets se disputent une babouche.

Cette moderne Phyllis en pyjama sait comment amuser ses familiers :

aux poids-plumes le voyeurisme, aux poids-lourds le fétichisme.

Libre comme l’oiseau

Pinup de Fritz Willis


Saut temporel jusqu’aux années 60 : nous ne sommes pas si loin de L’oiseau chéri de Boucher, mais en version bas nylon.

La cage porte une étiquette postale : la dame se fait livrer ses favoris à domicile.

Le petit canard

Pinup de Fritz Willis, Avril 1967


Cette pinup manipule impunément des symboles explosifs : une très grosse cruche, hors de proportion par rapport au petit canard dans la cuvette – version ridiculisée du canari dans la cage.

La bouteille de Chianti qu’elle frôle du pied indique que l’homme n’est guère plus qu’un récipient à vider…

Un moment de plaisir

Pinup de Fritz Willis


… et à remettre dans son panier une fois que le moment de plaisir est passé.

Références : [1] http://brisalis.wordpress.com/2013/11/25/les-jeunes-femmes-de-greuze/ [2] « Les jeux innocents » : french Rococo birding and fishing scenes, Elise Goodman, Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art, 1995, p 251 [3] Word and image, French Painting of the Ancient Regime, Norman Bryson, Cambridge University Press, 1981 [4] Livres d’emblèmes en ligne : http://emblems.let.uu.nl/c162714.html [5] Les yeux d’argus, http://lesyeuxdargus.wordpress.com/2014/01/06/la-marchande-damours-de-joseph-marie-vien/ [6] On Diderot’s Art Criticism , Mira Friedman