Lors d’un colloque sur la reconversion patrimoniale, organisé par l’Inventaire général du patrimoine culturel de la région Ile-de-France, nous avons entendu parler d’un silo à grains transformé afin d’exposer la collection d’art contemporain de la famille Billarant. Notre curiosité était aiguisée ! Une fois le rendez-vous fixé avec eux, nous nous dirigeons vers le Val d’Oise, direction Marines !
Vu de l’extérieur rien à dire, c’est bien un silo, plutôt austère, dont la taille monumentale laisser présager un bel espace interne. Françoise Billarant nous accueille en souriant et commence à nous parler du lieu. Le ton est donné : les collectionneurs sont là pour partager. Elle nous explique le choix du silo alors que Jean-Philippe Billarant intervient pour nous emmener voir le bâtiment sous un autre angle, soulignant son aspect utopiste et suprématiste. La parole circulera entre le couple, l’un venant compléter le discours de l’autre tout au long de la visite. Nous sommes une dizaine, et le contact avec les œuvres est intimiste et immédiat.
Le silo a été réaménagé par Xavier Prédine, un jeune architecte qui a pris soin de garder l’âme de l’endroit en conservant les cellules de stockage tout en les décloisonnant pour permettre l’exposition de la collection. A l’extérieur, deux portes ont été ouvertes et surtout une baie arrière a été percée, inspirée par Tadeo Ando, seules modifications structurelles.
Depuis 2011, les Billarant y présentent leur collection centrée sur l’art conceptuel et minimal, constituée depuis une quarantaine d’années. L’accrochage change tous les deux ans. Le choix des artistes est une étape essentielle pour les Billarant : « Nous aimons prendre notre temps pour rencontrer l’artiste, découvrir autant son univers que sa pensée ». On comprend rapidement que ce couple tisse de vrais liens d’amitié avec les artistes qu’ils choisissent, fait assez rare pour être souligné.
Nous voilà donc au cœur du bâtiment et un petit topo sur l’art conceptuel et minimal s’impose.
L’art conceptuel a pour objet principal le langage. La conception et l’idée de création de l’œuvre prennent le pas sur l’œuvre elle-même. Un des pionniers de cet art est Sol LeWitt. Son article de 1967 « Paragraphs on Conceptual art » nomme le mouvement. On retrouve d’ailleurs un de ses Wall Drawings, axés sur la répétition d’un motif géométrique qui se déploient ici à travers son motif préféré : la grille.
Comme beaucoup d’œuvres conceptuelles de la collection, l’œuvre a été vendue sous forme de certificat et réalisée sans l’artiste. Lawrence Weiner joue avec cette idée avec Two stones tossed into the wind (causing sparks): l’œuvre peut être le certificat, l’inscription de la phrase ou la réalisation de la phrase. Dans ce cas c’est la phrase qui a été choisie par les Billarant et qui se déploie au-dessus des portes d’entrée. Mais ils auraient pu aussi décider de rendre compte de l’œuvre en lançant deux pierres l’une contre l’autre pour provoquer des étincelles…
Les artistes conceptuels avaient déjà œuvré avant la parution de l’article de Sol LeWitt. En 1965, Joseph Kosuth présentait ses Proto-investigations, triple représentation d’une même chose sans qu’il y ait répétition formelle, soit la définition, l’objet et la reproduction de l’objet. Dans leur collection, les Billarant possèdent One and Three Farms (1965) : la définition du cadre, le cadre et une photographie du cadre. Pour beaucoup, cet événement est le début de l’art dit contemporain. C’est la deuxième tendance de l’art conceptuel qui ne se place pas uniquement dans le déroulement de la pensée créatrice mais également dans la question philosophique : Qu’est-ce que l’art ?
Cet art conceptuel n’est pas dénué d’humour. « Une toile peinte de la même couleur que le mur sur lequel elle est accrochée », voilà la proposition avec laquelle, en 1973, Claude Rutault donne à l’objet pictural un statut radicalement nouveau. D’une part, le tableau ne cherche plus à se distinguer de son mur d’accrochage mais, au contraire, à lui ressembler. D’autre part, il n’est plus un objet pérenne, intangible, car il suffit que le mur change de couleur pour que la sienne change aussi. La peinture proclame de la sorte sa dépendance à l’égard de son contexte et, par là même, de la personne qui en assure l’intendance. Et c’est un beau panel de l’œuvre de Rutault qui est présent à Marines, de la toile blanche sur mur blanc à la toile non peinte sur mur non peint.
Contrairement à l’art conceptuel, l’art minimal suppose création de l’œuvre. Mouvement dans la lignée de l’Ecole de New York, il se caractérise par un souci d’économie de moyen et une volonté de prise de conscience face aux formes élémentaires qui permettent une contemplation pure. Carl André en fait partie. Pour AL Cloud (2001), 144 blocs sont posés au hasard. Certainement un clin d’œil à Brancusi qui déclarait « le socle fait partie de la sculpture », auquel Carl André répond « le socle est la sculpture ». Une deuxième pièce à l’étage fait partie de la même série : 144 Graphite Silence (2005), les blocs sont alors rangés en carré. Ses œuvres ne cessent d’interroger l’essence de la sculpture et la perception des formes dans l’espace à partir du principe de répétition.
Ce jeu avec l’espace se retrouve chez Fred Sandback. Au rez-de-chaussée, une installation sculptée, Untitled (1977), intrigue. Des fils de laine noirs forment des lignes attachées au plafond et au sol et engendrent une sculpture évidée dans l’espace qui joue avec la perception et nos repères dans la 3D. Contrairement aux autres sculpteurs minimalistes (Donald Judd ou Carl André) Fred Sandback ne joue pas sur la forme dans l’espace mais plutôt sur la dématérialisation avec un fil tendu qui provoque création de plans et de volumes. A l’étage, on trouve d’autres sculptures de fils de laines colorées.
Cette poésie existe aussi dans la peinture minimaliste. Alan Charlton s’intéresse au monochrome gris. Son minimalisme est formel et revendiqué : « Je veux que mes peintures soient abstraites, directes, urbaines, basiques, simples, silencieuses, honnêtes, absolues ». Chaque gris est obtenu par le passage de nombreuses couches de peinture extrêmement fines. L’œil perçoit cette transparence par la variation d’intensité des gris et cette variation agit comme un révélateur de lumière. Et en même temps cette couche uniforme invite à se concentrer sur forme et espace entre toiles.
Les Billarant exposent plusieurs François Morellet. On parle d’abstraction géométrique pour Morellet mais il rejoint le courant minimaliste du fait du caractère minimal de ses œuvres. Pour la sculpture en extérieur, Beaming Pi (2002), comme pour Pi Rococo rouge n°11-1=30° (14 décimales) (1998) il travaille sur le nombre Pi qui, selon un procédé mathématique, va influer sur les angles formés par les lignes de l’œuvre. Enfin, une de ses installations phares : un Lamentable (2006) appelé ainsi du fait de son caractère « pendant ». Une partie de cette structure de néons composée de huit arcs de cercle posés au sol est levée au hasard pour l’accrocher au plafond.
Le silo de Marines est également l’occasion de voir trois des membres du groupe BMPT (Buren, Parmentier et Toroni - Mosset étant absent). Le principe du groupe est de ne communiquer aucun message et aucune émotion. Il revendique la répétition de motifs : Buren = rayures verticales, Parmentier = bandes horizontales à la bombe, Toroni = traces de pinceau à intervalles réguliers de 30 cm.
On monte à l’étage par un escalier peint par Felice Varini, Trois carrés évidés (2011). L’artiste est venu avec un rétroprojecteur pour dessiner ses carrés évidés. Son travail est axé sur la vision, l’espace et l’architecture. Ce principe de l’anamorphose est systématique chez Varini. La forme doit surligner ou souligner quelque chose de déjà existant. Proposition chromatique simplifiée (rouge, bleu, jaune, orange, noir) et formes géométriques quasi monochromatiques. A l’étage, il insiste surtout sur l’anamorphose avec son polygone qui ne devient un réel polygone que sous un certain point de vue (Pentagone dans un pentagone dans un pentagone, 2013).
Des œuvres de Bertrand Lavier, Richard Serra, Donal Judd, Véronique Joumard, Robert Barry ou Cécile Bart sont aussi présentes dans la collection. Il serait trop long de décliner toutes ces œuvres qui se mêlent au lieu avec poésie et intelligence à l’instar d’une installation in situ de Buren, Un demi-volume pour quatre murs (1969-1970), qui s’empare des murs du studio du couple. On imagine le plaisir que peuvent avoir ces amoureux de l’art à dormir parmi leurs œuvres.
En redescendant, nous avons la surprise de découvrir un goûter préparé par les Billarant. On discute et pose nos questions autour d’un verre de jus d’orange avant de repartir, comblés par une visite d’œuvres à la fois belles et passionnantes menée par un couple de collectionneurs heureux de partager leur passion.
Nous vous invitons donc vivement à aller voir ces 2600 m2 de collection. Collection qui sort du commun tant par le lieu où elle est exposée que dans la démarche des Billarant. Parce que Dieu que cela fait du bien de rencontrer des gens qui aiment l’art pour l’art, pour l’acte de création et non pas pour le porte-monnaie ! Et surtout qui ouvrent leur porte aux curieux sans attendre autre chose en retour qu’un moment d’échange agréable avec leurs visiteurs.
Le Silo
Route de Bréançon, 95640 Marines
Gratuit
Sur rendez-vous : [email protected]