Dans le parc dépeuplé où la nature enfin semble reprendre ses droits, il erre avec plaisir, dans ce tableau d’automne où les tilleuls se reposent, où les arbres, simplement, attendent que passe le temps. Le craquement des feuilles au sol lorsqu’il marche dessus est tel, on dirait qu’il leur plait de se faire écraser. Merci, murmurent-elles, merci de nous aider à rejoindre la terre, écrase-nous encore, sens le doux craquellement sous ta semelle puissante, nous craquons de plaisir, nous voulons retourner à l’essentiel, à l’humus, à ce d’où nous venons, d’où tu viens aussi, où tu retourneras, tu verras, le craquellement des os bouffés par la terre et les vers, ou brûlés par les flammes, tu verras comme c’est bien, comme il est bon de se craqueler, se laisser aller paisiblement vers l’essence du monde qui n’a que faire de nous. Nous avons bien vécu. Nous avons bien bu la sève délicate après son long voyage dans les troncs puissants, les insectes nous ont aimées, chatouillées, mangées un peu parfois. Des enfants ont joué à l’ombre douce et verte que nous leur octroyions. Nous avons vu des hommes et des femmes s’embrasser, se quitter, rire ou pleurer sans se soucier de nous. Nous ne sommes que feuilles mais nous avons veillé du mieux que l’on pouvait sur ces êtres qui souvent se croient plus vivants que nous. La pluie nous a abreuvées, le soleil a voulu brûler nos fines veines. La nuit nous a chéries de sa fraîcheur enveloppante. Nous avons vu le jour, nous nous sommes démenées pour donner plus de feuilles, ou des fruits, de la vie, sans trop savoir pourquoi, on ne sait jamais pourquoi, ça n’a pas d’importance, ce qui compte, c’est le vent sur nos peaux, ce sont les merles en fleur qui nous frôlent de leurs ailes. Ce qui compte, c’est leur chant, leur vol agile qui nous narguait un peu – on aurait bien aimé, nous aussi, pouvoir voler ainsi plutôt que de chuter, arrachées par le vent ou par le temps venu. La chute est notre lot. Notre vert roussit, notre peau se dessèche, nous devenons marron puis nous devenons mortes. Avec le peu de force qui nous reste alors, nous faisons notre possible pour que la chute soit belle : nous tournoyons gracieusement, prises par le tourbillon crée par le vide nous appelant. Nous tournoyons et parfois les hommes nous regardent. Parfois nous effrayons les moineaux – on n’a pas idée de tomber ainsi, on ressemble alors à un animal, un oiseau feuille, un papillon feuille, un hybride virevoltant. Si quelque tempête ou quelque vent violent ne vient pas accélérer la chose, nous prenons notre temps, nous le faisons en groupe, nous devenons d’aériennes danseuses, des derviches tourneurs enivrés par leur ronde. La chute. C’est peut-être là l’instant où la sensation d’être en vie se fait la plus forte – juste avant la fin. Le sol pour nous n’est pas si dur. Il est comme un lit et, une fois dessus, on attend, déjà mortes, que toute la vie qui reste vienne nous écraser, vienne nous marcher dessus. Et tu viens, et on aime, écrase-nous de tout ton cœur : nous craquons de plaisir dans une belle agonie !
Notice biographique
Clémence Tombereau est née à Nîmes et vit actuellement à Milan. Elle a publié deux recueils, Fragments et Poèmes, Mignardises et Aphorismes aux éditions numériques québécoises Le chat qui louche, ainsi que plusieurs textes dans la revue littéraire Rouge Déclic (numéro 2 et numéro 4) et un essai (Esthétique du rire et utopie amoureuse dans Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier) aux Éditions Universitaires Européennes. Récemment, elle a publié Débandade(roman) aux Éditions Philippe Rey.