d'après UNE FAMILLE de Maupassant
J’allais revoir mon ami Simon Vaillant
Que je n’avais pas vu depuis quinze ans.
Autrefois, c’était mon meilleur ami,
L’ami de mes pensées, celui avec qui
L’on passe de longues soirées
Tranquilles et gaies,
Celui à qui l’on confie des choses intimes,
Pour qui l’on trouve les idées rares, fines,
Nées de la sympathie
Et qui excite l’esprit.
Pendant des années,
Nous ne nous étions jamais quittés.
Ensemble, nous avons vécu, voyagé,
Rêvé, songé,
Aimé les mêmes vêtements,
Apprécié les mêmes romans,
Compris les mêmes notions,
Frémi des mêmes sensations.
Pendant des années, nous avons ri
Des mêmes plaisanteries.
…Et puis Simon a épousé une blondinette,
Maigre et bête.
Comment l’avait-elle cueilli ?
Peut-on comprendre ceci ?
Un jour, comme je descendais du train,
Gare de Lyon,
Un homme brun,
Aux joues rouges, au ventre rond
S’élança vers moi
En criant : « François ! »
Je murmurai
Stupéfait :
-« Christi,
Simon, tu n’as pas maigri ! »
-« Hé ! La bonne table et les longues nuits !
Manger et dormir, voilà ma vie ! »
Je le contemplais et cherchais
Dans ce gros homme les traits aimés.
Si son œil n’avait pas changé,
Je ne retrouvais plus son beau regard
Et je me disais :
’’ S’il est vrai que le regard
Est le reflet de la pensée,
La pensée de cette tête-là
N’est plus celle que je connaissais. ’’
Tout à coup, Simon me déclara :
-« Tiens, voici mes deux aînés. »
La fillette avait quatorze ans
Et le garçon douze ans.
Je murmurai :
-« Combien en as-tu donc ? »
-« Cinq ! Trois sont restés
À la maison ! »
Il avait répondu d’un air satisfait
Content, presque triomphant.
Je me sentais saisi d’un vague mépris
Pour ce reproducteur qui passait ses nuits,
Entre deux sommes, à faire des enfants.
Il me conduisit
Chez lui.
Sa voiture entra dans un jardin banal
Qui avait des prétentions de parc floral,
Puis s’arrêta devant une maison
À tourelles et créneaux,
Voulant passer pour un château.
-« Voilà mon trou. », me dit Simon
Pour obtenir un compliment.
-« C’est délicieux, vraiment. »
Une dame parut, parée pour la visite,
Coiffée pour la visite,
Avec des phrases prêtes pour la visite.
Ce n’était plus la charmante petite
Que j’avais connu quinze ans
Auparavant
Mais une grosse femme
Aux cheveux gris,
Sans âge, sans élégance, sans esprit,
Sans rien de ce qui constitue une dame.
Elle était banale et pondeuse, cette Albertine.
Elle avait procrée sans autre préoccupation
Que ces enfants et son livre de cuisine.
Après les usuelles salutations,
Nous entrâmes dans la maison.
Trois mioches étaient alignés
En rang d’oignon
Comme des pompiers
Au garde à vous devant un maire.
Radieux, Simon me les nomma :
-« André, Sophie, Albert. »
Puis on pénétra au salon. Là, j’aperçus
Enfoncé dans un sofa,
Un homme fort âgé et tout perclus.
Albertine s’avança :
-« C’est mon grand-père.
Il a quatre-vingt-dix ans.»
Puis elle cria au vieillard tremblotant :
-« C’est un ami de Simon, bon-papa. »
Simon me souffla en riant : -« Ah ! Ah !
Tu vas voir, il est impayable bon-papa ;
C’est la distraction préférée des enfants.
Il est gourmand
À se faire mourir à chaque repas.
Tu ne te figures pas
Ce qu’il mangerait si on le laissait faire,
Ah ! Sacré grand-père !
Mais tu verras,
Tu verras.
Il fait de l’œil aux plats sucrés,
À toutes les douceurs
C’est très drôle, tu verras tout à l’heure. »
Une clochette tinta
Pour annoncer le diner.
Albertine prit mon bras
Et l’on passa dans la salle à manger.
À peine placé
Devant son assiette,
Le vieux tourna sa pitoyable tête
Vers le plat des desserts.
Les enfants comprirent qu’on allait me donner
En spectacle leur gourmand grand-père.
-« Nous avons des beignets sucrés.
Regarde ! » Me murmura Simon.
La face ridée de l’aïeul s’illumina.
Il trembla de haut en bas
Et refusa de toucher à son bouillon.
On l’y forçait,
Pour sa santé.
Et lui, le rejetait en jet
Sur la table, sur Jean et sur André.
Les enfants pouffaient
Tandis que leur père répétait :
-« Est-il drôle, le vieux, n’est-ce pas ? »
Tout le long du repas,
On ne s’occupa que de lui.
Il dévorait du regard les gourmandises
Posées devant lui
Par ses arrières petits-fils.
De sa main follement agitée,
Il essayait de les attraper.
On les avait placées presqu’à sa portée
Pour se moquer
De ses efforts tremblotants vers eux,
De l’appel désolé de ses yeux,
De sa bouche, de son nez
Qui les flairaient.
Et il bavait d’envie sur sa serviette.
Toute la famille se réjouissait.
Ensuite on lui servit sur son assiette
Une tartelette aux fraises qu’il a croquée
Avec une fiévreuse gloutonnerie.
Quand arriva le gâteau de riz,
Il eut presque une convulsion.
Simon lui cria : -« Attention !
Bon-papa, vous avez trop mangé,
Vous n’en aurez pas. »
Et on fit semblant de lui retirer le plat.
Alors, il se mit à pleurer
Tandis que les enfants s’esclaffaient.
On lui apporta enfin sa part,
Une toute petite part.
En avalant une première bouchée,
Il fit un bruit de gorge glouton
Et un mouvement de cou
Pareil à celui des hérons
Qui gobent un morceau d’un seul coup.
Puis il se mit à trépigner
Pour obtenir une autre portion d’entremets.
Pris de pitié, j’implorai pour lui :
-« Voyons, Simon, donne-lui
Au moins… » Il m’interrompit : -« À son âge,
Il ne doit pas trop manger.
Ce serait mauvais pour sa santé. »
Je soulignai en moi-même le ’’à son âge. ’’
Donc on le privait
Du seul plaisir qu’il pouvait encore goûter,
Par souci de sa santé !
Qu’en avait-il à faire de sa santé ?
Voulait-on ménager ses jours, comme on dit
Ou préférait-on égoïstement assister
À un spectacle pervers et réitéré ?