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un grand-père admirable...

Publié le 08 novembre 2014 par Dubruel

d'après UNE FAMILLE de Maupassant

J’allais revoir mon ami Simon Vaillant

Que je n’avais pas vu depuis quinze ans.

Autrefois, c’était mon meilleur ami,

L’ami de mes pensées, celui avec qui

L’on passe de longues soirées

Tranquilles et gaies,

Celui à qui l’on confie des choses intimes,

Pour qui l’on trouve les idées rares, fines,

Nées de la sympathie

Et qui excite l’esprit.

Pendant des années,

Nous ne nous étions jamais quittés.

Ensemble, nous avons vécu, voyagé,

Rêvé, songé,

Aimé les mêmes vêtements,

Apprécié les mêmes romans,

Compris les mêmes notions,

Frémi des mêmes sensations.

Pendant des années, nous avons ri

Des mêmes plaisanteries.

…Et puis Simon a épousé une blondinette,

Maigre et bête.

Comment l’avait-elle cueilli ?

Peut-on comprendre ceci ?

Un jour, comme je descendais du train,

Gare de Lyon,

Un homme brun,

Aux joues rouges, au ventre rond

S’élança vers moi

En criant : « François ! »

Je murmurai

Stupéfait :

-« Christi,

Simon, tu n’as pas maigri ! »

-« Hé ! La bonne table et les longues nuits !

Manger et dormir, voilà ma vie ! »

Je le contemplais et cherchais

Dans ce gros homme les traits aimés.

Si son œil n’avait pas changé,

Je ne retrouvais plus son beau regard

Et je me disais :

’’ S’il est vrai que le regard

Est le reflet de la pensée,

La pensée de cette tête-là

N’est plus celle que je connaissais. ’’

Tout à coup, Simon me déclara :

-« Tiens, voici mes deux aînés. »

La fillette avait quatorze ans

Et le garçon douze ans.

Je murmurai :

-« Combien en as-tu donc ? »

-« Cinq ! Trois sont restés

À la maison ! »

Il avait répondu d’un air satisfait

Content, presque triomphant.

Je me sentais saisi d’un vague mépris

Pour ce reproducteur qui passait ses nuits,

Entre deux sommes, à faire des enfants.

Il me conduisit

Chez lui.

Sa voiture entra dans un jardin banal

Qui avait des prétentions de parc floral,

Puis s’arrêta devant une maison

À tourelles et créneaux,

Voulant passer pour un château.

-« Voilà mon trou. », me dit Simon

Pour obtenir un compliment.

-« C’est délicieux, vraiment. »

Une dame parut, parée pour la visite,

Coiffée pour la visite,

Avec des phrases prêtes pour la visite.

Ce n’était plus la charmante petite

Que j’avais connu quinze ans

Auparavant

Mais une grosse femme

Aux cheveux gris,

Sans âge, sans élégance, sans esprit,

Sans rien de ce qui constitue une dame.

Elle était banale et pondeuse, cette Albertine.

Elle avait procrée sans autre préoccupation

Que ces enfants et son livre de cuisine.

Après les usuelles salutations,

Nous entrâmes dans la maison.

Trois mioches étaient alignés

En rang d’oignon

Comme des pompiers

Au garde à vous devant un maire.

Radieux, Simon me les nomma :

-« André, Sophie, Albert. »

Puis on pénétra au salon. Là, j’aperçus

Enfoncé dans un sofa,

Un homme fort âgé et tout perclus.

Albertine s’avança :

-« C’est mon grand-père.

Il a quatre-vingt-dix ans.»

Puis elle cria au vieillard tremblotant :

-« C’est un ami de Simon, bon-papa. »

Simon me souffla en riant : -« Ah ! Ah !

Tu vas voir, il est impayable bon-papa ;

C’est la distraction préférée des enfants.

Il est gourmand

À se faire mourir à chaque repas.

Tu ne te figures pas

Ce qu’il mangerait si on le laissait faire,

Ah ! Sacré grand-père !

Mais tu verras,

Tu verras.

Il fait de l’œil aux plats sucrés,

À toutes les douceurs

C’est très drôle, tu verras tout à l’heure. »

Une clochette tinta

Pour annoncer le diner.

Albertine prit mon bras

Et l’on passa dans la salle à manger.

À peine placé

Devant son assiette,

Le vieux tourna sa pitoyable tête

Vers le plat des desserts.

Les enfants comprirent qu’on allait me donner

En spectacle leur gourmand grand-père.

-« Nous avons des beignets sucrés.

Regarde ! » Me murmura Simon.

La face ridée de l’aïeul s’illumina.

Il trembla de haut en bas

Et refusa de toucher à son bouillon.

On l’y forçait,

Pour sa santé.

Et lui, le rejetait en jet

Sur la table, sur Jean et sur André.

Les enfants pouffaient

Tandis que leur père répétait :

-« Est-il drôle, le vieux, n’est-ce pas ? »

Tout le long du repas,

On ne s’occupa que de lui.

Il dévorait du regard les gourmandises

Posées devant lui

Par ses arrières petits-fils.

De sa main follement agitée,

Il essayait de les attraper.

On les avait placées presqu’à sa portée

Pour se moquer

De ses efforts tremblotants vers eux,

De l’appel désolé de ses yeux,

De sa bouche, de son nez

Qui les flairaient.

Et il bavait d’envie sur sa serviette.

Toute la famille se réjouissait.

Ensuite on lui servit sur son assiette

Une tartelette aux fraises qu’il a croquée

Avec une fiévreuse gloutonnerie.

Quand arriva le gâteau de riz,

Il eut presque une convulsion.

Simon lui cria : -« Attention !

Bon-papa, vous avez trop mangé,

Vous n’en aurez pas. »

Et on fit semblant de lui retirer le plat.

Alors, il se mit à pleurer

Tandis que les enfants s’esclaffaient.

On lui apporta enfin sa part,

Une toute petite part.

En avalant une première bouchée,

Il fit un bruit de gorge glouton

Et un mouvement de cou

Pareil à celui des hérons

Qui gobent un morceau d’un seul coup.

Puis il se mit à trépigner

Pour obtenir une autre portion d’entremets.

Pris de pitié, j’implorai pour lui :

-« Voyons, Simon, donne-lui

Au moins… » Il m’interrompit : -« À son âge,

Il ne doit pas trop manger.

Ce serait mauvais pour sa santé. »

Je soulignai en moi-même le ’’à son âge. ’’

Donc on le privait

Du seul plaisir qu’il pouvait encore goûter,

Par souci de sa santé !

Qu’en avait-il à faire de sa santé ?

Voulait-on ménager ses jours, comme on dit

Ou préférait-on égoïstement assister

À un spectacle pervers et réitéré ?


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