« En premier lieu, nous dit Alain Bihr, Marx le premier et, bien souvent, mieux que ses successeurs, marxistes ou non, a su jeter les bases de l’analyse des classes sociales, en défendant l’idée que ce sont les rapports entre les classes plutôt que les classes sociales qu’il faut placer au centre de l’analyse : qu’il s’agisse de classes en soi ou de classes pour soi, pour reprendre une terminologie classique, les classes n’existent et ne peuvent se comprendre que dans et par les rapports qui les unissent entre elles. Rapports qui trouvent leurs fondements dans les rapports capitalistes de production, avec leurs dimensions irréductibles d’exploitation et de domination.
La seconde spécificité et originalité de l’approche marxienne est l’insistance mise sur la dimension de lutte inhérente aux rapports de classes. Pas de classes sans luttes des classes ! Ce qui signifie que les rapports entre les classes sont nécessairement des rapports conflictuels mais aussi, inversement, que les classes n’existent que dans et par leurs luttes les unes avec et contre les autres. »
Les propos de Alain Bihr se présentent ainsi sans équivoque... Pourquoi, en effet, faudrait-il lanterner avec les réalités de nos sociétés? Et pourquoi ne faudrait-il pas rechercher sans fard les racines des maux qui les affectent ?
Michel Peyret
Édition : La Revue du Projet
Les rapports sociaux de classes, Entretien avec Alain Bihr
21 JANVIER 2014
Alain Bihr, à quelles intentions répond l’ouvrage que vous venez de publier ? Tout d’abord, à celle, générale, de la collection dans laquelle il paraît. Il s’agit de mettre à la disposition du lecteur, et plus particulièrement d’un lecteur militant, sous un format de poche et un volume réduit, une présentation aussi méthodique et synthétique que possible des principes de l’analyse marxiste des rapports sociaux de classes.
Cela présuppose évidemment qu’un tel lecteur existe aujourd’hui. À différents signes, on peut en faire le pari. Après une éclipse de plusieurs décennies, consécutives à l’effondrement du mouvement ouvrier européen et de ses modèles politiques (la social-démocratie occidentale et le « socialisme d’État » oriental), la catastrophe socio-économique engendrée par la déferlante des politiques néolibérales a remis globalement Marx à l’honneur. De plus, sous les coups de ces politiques, la fable d’une « moyennisation » des sociétés capitalistes développées (la constitution d’une immense classe moyenne englobant les deux tiers voire les quatre cinquièmes de la population) a volé en éclats. Car ces politiques, génératrices d’une aggravation des inégalités sociales sur tous les plans, ont fini par rendre perceptible la persistance et d’une division de ces sociétés en classes sociales et d’une intense lutte des classes permettant aux uns d’accroître leur richesse, leur pouvoir, leur prestige au détriment des autres. Mon ouvrage vise tout simplement à rendre intelligibles ces intuitions désormais redevenues communes, tout en les confortant par une armature théorique adéquate.
Ainsi, vous considérez qu’il existe un étroit rapport entre l’aggravation des inégalités produite par les politiques néolibérales et le retour des analyses marxistes en termes de lutte des classes ?
Certainement ! Les analyses que nous avons menées, Roland Pfefferkorn et moi-même, au cours des vingt dernières années, sur le devenir des inégalités sociales, ont permis d’établir non seulement leur maintien mais encore leur aggravation sous l’effet de ces politiques. Plus précisément même, nous avons établi le caractère systémique de ces inégalités au sens où elles se déterminent réciproquement, en tendant à se renforcer mutuellement, en donnant lieu à accumulation de privilèges pour les uns et de dévalorisations multiples pour les autres, autant de phénomènes qui se reproduisent largement de génération en génération. Autant de phénomènes suggérant la présence d’une structure relativement solide et permanente.
Mais pourquoi continuer à privilégier la référence au marxisme ? N’y a-t-il pas d’autres approches possibles de ces phénomènes ?
Bien sûr que si ! Et je ne me prive pas d’ailleurs de procéder à quelques emprunts à des auteurs non marxistes, Pierre Bourdieu par exemple. Cependant, je continue à privilégier la référence à Marx pour deux raisons au moins.
En premier lieu, Marx le premier et, bien souvent, mieux que ses successeurs, marxistes ou non, a su jeter les bases de l’analyse des classes sociales, en défendant l’idée que ce sont les rapports entre les classes plutôt que les classes sociales qu’il faut placer au centre de l’analyse : qu’il s’agisse de classes en soi ou de classes pour soi, pour reprendre une terminologie classique, les classes n’existent et ne peuvent se comprendre que dans et par les rapports qui les unissent entre elles. Rapports qui trouvent leurs fondements dans les rapports capitalistes de production, avec leurs dimensions irréductibles d’exploitation et de domination.
La seconde spécificité et originalité de l’approche marxienne est l’insistance mise sur la dimension de lutte inhérente aux rapports de classes. Pas de classes sans luttes des classes ! Ce qui signifie que les rapports entre les classes sont nécessairement des rapports conflictuels mais aussi, inversement, que les classes n’existent que dans et par leurs luttes les unes avec et contre les autres. En ce sens, Marx tourne radicalement le dos à une longue tradition sociologique, notamment française, qui n’a su parler que de classes sans luttes (on étudie telle classe, la bourgeoisie ou la classe ouvrière, en elle-même, coupée en quelque sorte des rapports conflictuels la liant aux autres classes) ou de luttes sans classes.
Mais, ce disant, vous ne vous démarquez pas de ce que le marxisme répète à ce sujet depuis plus d’un siècle, semble-t-il.
Détrompez-vous. Ma fidélité aux principes de la démarche marxiste ne m’empêche pas de prendre quelque distance critique par rapport à une certaine orthodoxie marxiste. Par exemple, si je continue à faire de la lutte des classes le moteur de l’histoire contemporaine, je la conçois comme un moteur à quatre temps et non pas comme un moteur à deux temps. Je pense en effet que les rapports capitalistes de production donnent naissance non pas à deux classes (une classe capitaliste ou bourgeoisie et un prolétariat d’ouvriers et d’employés) mais à trois classes : au sein de ces rapports se forme une classe de salariés chargés des tâches de conception, d’organisation, de contrôle et d’inculcation des rapports de domination, dans le travail aussi bien que hors du travail, par lesquels le capital assure sa reproduction – je la dénomme encadrement pour cette raison : elle regroupe le gros (mais non l’intégralité) de ce que la nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles que l’INSEE répertorie comme « cadres et professions intellectuelles supérieures » et comme « professions intermédiaires ». À quoi s’ajoute la petite bourgeoisie des travailleurs indépendants (agriculteurs, artisans et petits commerçants, professions libérales) mettant en valeur par leur travail des moyens de production qui leur sont propres, classe d’origine précapitaliste mais que les rapports capitalistes de production tendent simultanément à dissoudre et à reconstituer sur de nouvelles bases.
Ou encore, si je continue à faire de la lutte des classes le principe générateur des classes sociales, je montre aussi combien elle peut tout aussi bien les faire disparaître. Car, d’une part, elle tend à les décomposer en accentuant des clivages internes, en donnant ainsi naissance voire en autonomisant des fractions ou des couches spécifiques au sein de certaines classes ainsi que des catégories à cheval sur plusieurs classes. Tandis que, d’autre part, les contraintes mêmes des luttes de classes conduisent nécessairement classes, fractions et couches à passer des alliances entre elles, qui peuvent quelquefois donner naissance à des blocs sociaux au sein desquels on observe des phénomènes de fusion partielle des protagonistes sous l’hégémonie de l’un d’eux. Autrement dit, les luttes de classes peuvent donner naissance à plus ou à moins que des classes sociales. Preuve qu’il s’agit là d’un processus plus complexe que les formules simples auxquelles on a eu quelquefois tendance à vouloir le réduire.
Ce n’est qu’au niveau de ces blocs sociaux que se manifeste la bipolarisation du champ sociopolitique, ordinairement sous la forme d’une opposition entre un « bloc au pouvoir », sous hégémonie de la classe capitaliste ou de l’une de ses fractions, et le « peuple », les classes populaires, sous hégémonie d’éléments variable de ces dernières
À mettre ainsi l’accent sur les rapports sociaux de classes, n’en oubliez-vous pas les autres rapports sociaux qui structurent les sociétés contemporaines : rapports de sexes, rapports intergénérationnels, etc. ?
Au contraire, dans la conclusion de l’ouvrage, il m’a paru nécessaire de rappeler que les rapports sociaux de classes n’épuisent pas les phénomènes de structuration et de conflictualité au cœur des sociétés contemporaines. Rapports de sexes, rapports de générations mais aussi rapports internationaux les concurrencent sous ce double angle. Se pose alors la question de leur articulation. À cet égard, je défends l’autonomie relative de chacun de ces complexes de rapports sociaux dans leur détermination mutuelle, sans qu’il y ait prédominance ou prévalence systématique de l’un ou l’autre d’entre eux. Mais aussi la détermination en dernière instance de l’ensemble de ces rapports, tels qu’ils existent aujourd’hui, par les rapports capitalistes de production : ceux-ci constituent la véritable matrice tant des rapports sociaux de classes que des rapports internationaux et ils ont très notablement infléchi les rapports de sexes et les rapports intergénérationnels tels qu’ils ont été hérités de l’histoire des sociétés pré-capitalistes.
Propos recueillis par Florian Gulli pour La Revue du projet
*Alain Bihr, est sociologue. Il est professeur émérite à l’Université de Franche-Comté.
La Revue du projet, n° 3