Autour de ce douloureux questionnement de la fragilité de notre humanité, le Québécois Jean-François Beauchemin a bâti un roman dont la puissance égale la beauté. Publié en 2004 par Les Allusifs, il s’appelle Le jour des corneilles : souvenez-vous en pour le demander à votre libraire.
Le père et le fils Courge vivent dans une cabane au fond d’une forêt, non loin d’un village dont ils se tiennent éloignés autant que faire se peut, selon la volonté du père. Ils mènent une vie frustre au rythme des saisons. La mère est morte en couche ; depuis, le père est un aliéné qui reporte sa souffrance sur son fils, dont le quotidien est fréquemment marqué par les crises de son père, ses mauvais traitements et ses pics de violence.
C’est le récit de cette vie rude qui nous est conté par la voix du fils, qui a rassemblé une poignée d’images et de sons pour se bâtir une langue inédite, pour éprouver le lien fragile de l’expression et de sa promesse, la communion avec autrui. Cette langue puissante et archaïque ravive le feu évocateur du verbe et transmue la déréliction d’un être en un cri de gorge farouche et suppliant.
Le récit confine parfois au mythe dans sa relation avec les fondamentaux de toute vie : l’amour, la souffrance, la mort, etc. Certains passages jouent autant de l’initiation païenne que de la contemplation pour faire surgir du vortex de sensations du narrateur une pensée qui s’élabore sous nos yeux en une poésie analogique, seul recours à une intelligence privée d’éducation pour dire et ordonner le monde. L’histoire tient aussi du mythe par son recours au fantastique, puisque le fils Courge est visité par les spectres des morts, dont celui de sa mère, triste comme tous les autres défunts. La mort plane au-dessus des Courge, comme une menace pour le père, comme l’espoir d’une vie meilleure pour le fils.
Finalement, c’est l’incommunicabilité entre le père et le fils qui fonde la tension du récit et interroge la solitude qui persiste derrière chaque tentative de nouer ou renouer un semblant de lien empathique, d’aimer et d’être aimé en retour, de parler et d’être compris. Comme la figure muette des morts, symbole du fossé de silence entre leur monde et le nôtre, l’être privé des mots justes est condamné à rester incompris et seul.
Malgré quelques longueurs, ce roman emporte le lecteur par son maniement de la langue et une fin qui respecte toutes les promesses qu'il a faites depuis la première page.
- Le jour des corneilles, de Jean-François Beauchemin, Les Allusifs, 15 €.