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[Note de lecture] Mathieu Bénézet, "Les mêmes, désolées", par Isabelle Levesque

Par Florence Trocmé

 
BénézetEn fin de livre, deux lettres de Mathieu Bénézet à Cédric Demangeot nous informent sur la constitution de Les mêmes, désolées. Ce sont des textes anciens que Mathieu Bénézet a adressés à l’éditeur en plusieurs fois, lui proposant de les assembler librement suivant un principe énoncé par l’auteur qui récuse « la notion d’œuvre » : « Faites mes livres sans moi ! » Ce texte, qui paraît presque un an après le décès de Mathieu Bénézet, offre cependant une singulière cohérence. 
 
Au cœur du livre, une voix (intérieure) : elle ouvre les premiers poèmes, heurtant celle(s) de l’autre par une comparaison filée et anaphorique. Le balancement est porté par l’adverbe comme qui appelle un comparant et un comparé qui manque, différé en fin de poème. La parole aussitôt délivre une nouvelle comparaison, « c’est comme je parle ». Une voix, « elle », au croisement des signes, tente de se forger, « elle imite le métal maternel ». Des propriétés sont échangées : le monde blessé passe dans cette voix « criblée ». Chercher, la comparaison tâtonne, une identité pour elle : se confond-elle à « comme je parle » ? 
 
Les mots repris entre tirets, « – entendu bien qu’assourdi– », comme le pronom démonstratif, « cela », tournent autour de ce qui pourrait fonder la voix : couleur, métal, noirceur, élément musical. Accroches pour la voix : serait-elle la source de la blessure du monde ou irradie-t-elle cette plaie ouverte, « [c]ela, le chant de ce corps » ? Extérieur et « dedans » coïncident-ils ?  
La couleur scande le paysage et sa trace dans la langue aboutit : noir autant que noirceur, traître « [c]hœur des métaphores ». Pour l’exprimer, deux décasyllabes encadrant un hexasyllabe (déhanchement du mètre, figures de rapprochement menteuses) : 
 
« Stock des métaphores : elles simulent 
Les mêmes, désolées 
L’emplacement de l’attribut présent ». 
 
Le titre alors, un peu plus haut développé, « [l]es mêmes choses désolées ». Trop dans la langue d’ « attributs » forcés, « losange des pièces nulles ». Figures de rhétorique (« hypostase », « hypallage » autant que « métaphores ») ou géométrie savante attendue, quelle parole ? Le « corps » répond-il ? Prendre ce qui « retourne la métaphore contre la page », garder ce qui est éclaboussé ou « en sang ». Garder ce qui coule. Où est la blessure, la parole vit. 
 
Relire le titre : « désolées », le participe passé passif, comme passage obligé vers écrire. Formules éculées, brassées, passées par désolation (tourmentées, blessées, lacérées). Dans le sang du fruit (ou la sueur, l’urine…), lire – pas les augures, une langue à naître en voix. Passée au crible : le même ne sera pas recommencé (ensemencer). Dérapage, « anamnèse du regard ». Sitôt connues les figures, les perdre. Consentir à cette désolation enfante la voix. Parole extraite du jus du corps
Le texte en fait l’expérience (« le visage avec tact / reploie le regard ») : 
 
« Tout est sueur 
pour saliver 
ou rire la vie 
l’rien dans l’tout des mots » 
 
Registre change, apocope réduisant le « e », syllabes désacralisées, mètre concassé. Vie entrée dans la prononciation, parole parlée, sans craindre de déplacer les règles ou d’en inventer. Dans le poème suivant, un seul verbe conjugué, des infinitifs à valeur injonctive comme règle à briser pour : 
 
« La mer. Tu disais. Parler.  
Partir. 
Sur le perron avec la barque. 
Les arbres derrière nous. 
Ah émonder la langue. 
Avec ces bégonias. 
Oui moi oui. » 
 
Départ de poésie. S’essaye et. Le fleuve rejoint la mer. S’arrête. En repartant. Accident. 
Ce petit livre posthume pour interroger la source du poème tari si la langue ne fourche pas. La question bute, le vers se tasse, échoue sur une seule syllabe : 
 
« Dans l’empyrée des bouches 
Votre seule bouche 
Votre seul sein 
Votre ? » 
 
Incertain destin de langue ou voix. Débouche sur une comparaison originelle et concrète: terre et mer / vie sur berge en un pied qui ne trouve assise. Seule « jointure », « union sans faille des os et des mots ». Dans cet espace, le poème de la voix, « effondrement d’images », comme celui « de la bouche » ? 
Or l’ « effondrement », répété dans « effondrées » (« désolées » ?), dément l’adverbe « encore », repris lui aussi, ou le relativise. Source du « pacte intact des mots accomplis », la langue doit être refondée. Ce livre en éclats l’établit. Travail du « corps de la mère », « nu », envisagé comme ancêtre ou « terminus » toujours cherché – n’aboutit pas. Des cavernes, le « charme » d’une potion fractionnée par la comparaison réductrice et sommaire. Face à l’ « humus », que peut-elle, vaine figure ressassant la similitude ? 
Ce qui n’est pas atteint creuse la langue, la voix l’entend, bruit du dehors et de soi, le « récite /patiemment ».  
Même toile où se défait le nœud d’une figuration sourde au viscéral attrait de naître en tissant sa propre langue. 
 
[Isabelle Lévesque] 
 
Mathieu Bénézet, Les mêmes, désolées, Éditions Fissile, 2014 – 48 pages, 10 € 


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