Cher Chat,
Mon fils a un costume qui tue ! Il a rendez-vous au coin de la rue avec d’autres cadavres exquis, tous très motivés à jouer à la grande Faucheuse… de bonbons. Halloween ! C’est le jour où les enfants s’amusent à se faire peur, déambulant dans le noir, entre les citrouilles qui grimacent, jusqu’à leur dernière demeure. RIP.
Oui, restons en paix, car la police patrouille, prête à passer l’arme à gauche et à intervenir à la moindre sucrerie suspectre. Tout est sous contrôle. En effet, le marché de la sécurité n’a jamais été aussi prospère. Mais le danger agonise-t-il définitivement sous les alarmes, la télésurveillance, le gardiennage, sous les casques et les portes blindées ? On a beau limiter sa vitesse et boucler sa ceinture, tout le monde finit par s’asseoir à la place du mort, non ? C’est inévitable, et il n’existe pas d’assurance remboursement pour le dernier voyage.
N’allez pas croire cependant, le Chat, que je remets en cause toutes ces mesures de protection qui, pour la plupart, sont d’indispensables garde-fous. Je mets en doute plutôt notre propension au fantasme sécuritaire qui nous pousse à éliminer tout ce qui peut faire peur plutôt que d’apprendre à négocier avec nos craintes. En effet, pourquoi composer avec la peur si on peut la contrôler ? Pourquoi mesurer les risques si on peut les supprimer ?
Vous avez peur de vieillir ? La chirurgie esthétique contrôle le vieillissement, voyons ! Ceci étant dit, elles ont beau se faire tirer la peau, c’est souvent en sorcières que, sous leurs couronnes mortuaires, les anciennes reines de beauté tirent leur révérence.
Vous avez peur d’être envahis ? La fermeture de vos frontières contrôle le terrorisme, voyons ! Ceci dit, à quoi bon se donner la peine capitale de contrer l’immigration quand une seule poignée de kamikazes, qui vivent d’ailleurs intra-muros, allument deux candélabres en plein cœur de Manhattan pour rejoindre des milliers de corps sous une même épitaphe ?
Vous avez peur de mourir ? Une bonne alimentation et un entraînement soutenu contrôlent la mortalité, voyons ! Ceci dit, feu le sportif s’est éteint alors que son voisin, en pleine flemme olympique, échappe à la mise en bière en sirotant son 6 pack devant sa télé.
Tout le monde finit par trouver pompes funèbres à son pied. Une petite mort, et coïtera, et coïtera… jusqu’à casser sa pipe. Inévitablement. Pour le meilleur ou pour le pire ? Personne ne sait et cette angoisse est contagieuse.
La peur de mourir, comme la peur du noir, du vide, de la pauvreté ou de la solitude est une émotion légitime. Elle ne fait pas appel à la raison, mais paradoxalement, elle est loin d’être déraisonnable. En effet, quand la peur ne cède pas à la panique, elle appelle à la vigilance, elle maintient l’attention, elle donne l’alerte. Quand vous avez le trouillomètre à zéro, cher Chat, vous ne partez pas les deux pieds devant. Vous réfléchissez avant de vous mettre dans de beaux linceuls. D’ailleurs, une des premières compétences visées par l’éducation ne devrait-elle pas être la gestion de la peur par l’apprentissage et l’analyse de nos comportements suite à des prises de risques ?
La société veut nous faire croire qu’on peut contrôler le danger avec des moyens externes. C’est vrai, mais ils ont leurs limites. L’argent, la science, la politique, les lois ne peuvent conjurer le sort. Or, tout événement a sa part de fatalité. Ne faut-il pas avant tout intégrer nos peurs, vivre avec ces réalités plutôt que de croire en une omniscience matérielle ? Si la mort est un manque de savoir-vivre, la vie ne devrait-elle pas, au contraire, cultiver un certain savoir-mourir ? Ceux qui vieillissent mal n’ont peut-être tout simplement pas intégré qu’ils étaient d’heureux morts en sursis.
Mon Dracula apprend à vivre avec le danger, parce que vivre, c’est prendre le risque de se perdre même
avec une carte routière, de se blesser même avec un casque, c’est apprendre avant tout à gérer ses peurs à l’intérieur de soi. Mon Dracula apprend même à se faire peur ce soir. Halloween ! C’est le soir où il regarde des films d’horreur, condamné à mourir de rire devant d’autres cadavres exquis tout aussi terrifiés, mais désireux de se prouver que leur enfance est posthume.Quant à moi, c’est avec un soin palliatif et une certaine morgue que je continuerai à vous livrer mes prochaines volontés.
Ci-gît Sophie, morte de rire.
Notice biographique
Sophie Torris est d’origine française, Québécoise d’adoption depuis dix-sept ans. Elle vit à Chicoutimi, y enseigne le théâtre dans les écoles et l’enseignement des arts à l’université. Elle écrit essentiellement du théâtre scolaire et mène actuellement des recherches doctorales sur l’impact de la voix de l’enfant acteur dans des productions visant à conscientiser l’adulte. Elle partage également une correspondance épistolaire avec l’écrivain Jean-François Caron sur le blogue In absentia. (http://lescorrespondants.wordpress.com)