Nous avons précédemment vu que le transmedia pouvait non seulement s’appliquer à des contenus audiovisuels, mais aussi littéraires. Nous allons voir cette fois qu’il est possible de marier transmedia et musique. L’association peut laisser dubitatif, et pour cause : pendant des années, le numérique a été considéré comme étant fatal au monde musical. Mais il est intéressant de constater que certains artistes ont voulu faire du numérique un véritable atout pour développer leurs univers.
1. Artistes et Applications
BJORK : La grande Bjork a été une des pionnières dans ce domaine (logique finalement quand on connait un peu la chanteuse islandaise) et ne cache pas son enthousiasme pour ce nouveau mode de création que représente le numérique : « I’ve always been attracted to new formats, because the iron is still hot and you can mold it » « It’s an opportunity to go by impulse or intuition or poetic license ». (« J’ai toujours été attirée par les nouveaux formats, parce que le fer est chaud et que vous pouvez le façonner » ; « C’est l’occasion de suivre son intuition ou de donner libre cours à une certaine liberté poétique ».)
Pour son album Biophilia sorti en 2011, elle avait également sorti une application. Celle-ci était reliée à chacune des chansons présentes sur l’album. L’interface, se présente sous l’apparence d’une galaxie en 3D où chaque constellation représente une chanson. En s’approchant de l’étoile qui nous intéresse, la chanson se met en route, et s’ouvre alors un menu comprenant : play/animation/lyrics/score/credits. Avec par exemple « Play » l’utilisateur peut littéralement jouer non pas la mélodie mais avec la mélodie, en influant sur son rythme, ses notes et a ensuite la possibilité d’enregistrer ce qu’il a créé. Avec « animation » on découvre les effets visuels qui vont traduire avec des couleurs, des emplacements de formes bien précis la musique entendue. L’idée générale étant d’exprimer visuellement et de façon interactive l’univers de chaque chanson de l’album.
RADIOHEAD : Le groupe britannique a suivi la mouvance cette année avec l’application « Polyfauna » construite autour de la chanson « Bloom » de l’album « The King of Limbs » sorti en 2011. Le concept est assez similaire, là encore, il y a traduction d’un univers sonore en univers visuel assez conceptuel et légèrement gamifié. Grosso modo, l’utilisateur est invité à suivre un point rouge tout en interagissant avec l’univers en dessinant des formes, en inclinant son téléphone pour changer de vue etc.
Au final, dans l’un et l’autre cas, on a effectivement des expérimentations visuelles intéressantes (quoique très conceptuelles et psychédéliques) qui vont finalement s’adresser majoritairement à un public de fans plutôt hardcore. Le point positif étant que la communauté de fans de ces deux artistes est assez importante et impliquée. Néanmoins, si Radiohead a décidé de faire de « PolyFauna » une application gratuite, ce n’est pas le cas de « BioPhilia » de Bjork qui est à 10 euros (soit plus cher que l’album intégral téléchargeable) ; l’avenir nous dira donc si la création d’une application en parallèle peut représenter à la longue un nouveau modèle économique intéressant pour les artistes.
2. Recours au jeu – SKRILLEX QUEST
Si, dans les cas précédents, l’interaction proposée à l’internaute est légèrement gamifiée, une autre expérience musicale a littéralement pris le parti d’être intégralement sous la forme d’un jeu. Cette expérience, c’est Skrillex Quest, proposée en 2012 par, vous l’aurez deviné, celui qui a popularisé le son dubstep, Skrillex. Le jeu reprend l’univers des premiers Zelda en 8bits.
On y incarne un chevalier délivrant un royaume de l’invasion d’abominables cubes de pixels multicolores, facultativement en sauvant une belle mais morte princesse, le tout sur des sons de Skrillex. Et ça marche, en se dirigeant grâce aux flèches directionnelles, on se prend très rapidement au jeu, les musiques de Skrillex venant participer au ressenti de l’adrénaline. Là encore, on veut promouvoir une chanson , dans le cas présent, « Summit » de façon à ce que le fan ait du contenu visuel avec lequel il peut jouer, qu’il peut s’approprier.
Ce jeu va réussir à s’adresser à plusieurs publics : celui des nostalgiques des jeux vidéos de jadis, et puis la jeune génération qui attend de plus en plus d’un univers de participer, d’interagir. Cette nouvelle façon d’envisager le storytelling musical va rendre concrète cette envie de jouer avec un contenu, ce qui n’est pas forcément évident dans le registre musical.
3. Artistes et ARG (Jeu à réalité alternée)
Certains artistes ayant à la base une identité presque fictive (Daft Punk, Gorillaz, Lady Gaga) s’orientent assez naturellement vers une communication proche de celle d’une marque. D’autres doivent passer par une stratégie de communication vraiment inédite et massive. En 2011 était publiée l’autobiographie de Jay-Z. Pour gagner en notoriété, le moteur de recherche Bing s’est associé à cette publication et a construit autour du livre une stratégie massive de communication en disséminant des pages entières de l’ouvrage à travers les USA et un peu Londres ; dans des endroits quand même assez improbables (et en même temps cohérentes avec le contenu qui y était). Par exemple, la page concernant Katrina se trouvait sur un toit de la Nouvelle Orléans.
Pour trouver ces extraits, Bing avait proposé du 18 octobre au 20 novembre (la date de sortie de Decoded), un site permettant avec des indices de localiser les différentes pages disséminées. Ces indices étaient également à retrouver sur les pages Facebook et Twitter de Jay-Z. Pour encourager le phénomène de chasse au trésor, ou plutôt de chasse à la page, les premiers à arriver sur les lieux étaient sélectionnés pour remporter un ouvrage dédicacé et un pass concert pour deux à vie. Oui, à vie. Les personnes arrivant in situ sur le lieu, devaient envoyer un message contenant un code qui était situé sur la page et les autres cherchant, à partir de la « Bing Map », se manifestaient assez naturellement sur Bing.
L’intérêt de cette campagne étant autant pour Jay-Z que pour Bing. Jay-Z a eu droit a une campagne de promotion pour le moins intéressante, qui lui a permis de gagner 1 million de fans sur Facebook. De plus, Decoded a figuré pendant 19 semaines dans la liste des best sellers. En ce qui concerne Bing, les objectifs ont été atteints puisqu’en un mois, le nombre de visites a augmenté de 11,7%. La volonté de s’inscrire dans une logique de pop culture a clairement été atteinte.
Avant Jay-Z, c’est le groupe Nine Inch Nails qui, en 2007, avait proposé à son public de participer à une chasse au trésor, avec la sortie de leur album « Year 0 ». Cet album était basé autour d’une vision post apocalyptique du monde. A cette occasion donc a été proposé un ARG au storytelling plutôt original. Les indices étaient disséminés sur des t-shirts, c’est d’ailleurs de là que tout a commencé. Certaines lettres étant mises en avant, les fans ont pu y lire ce message : « I am trying to believe » (« J’essaie de croire »). Ce message amenait à une étrange page. Ont ensuite suivi d’autres étranges pages web (30 au total), mais également des clés USB régulièrement laissées dans les toilettes des concerts contenant des musiques inédites, des codes à décrypter, des numéros à appeler ; jusqu’à ce que les fans soient invités à rejoindre un groupe secret : « Art is Resistance »… En avril 2007 fut organisé à Los Angeles une réunion de ce groupe, où ont étés distribués des kits comprenant entre autres des téléphones, et c’est par ces mêmes téléphones que les fans ont été avertis d’un concert gratuit.
Le groupe a donc fait de cet album, une expérience inédite et virale ayant réussi à réunir 3 millions de personnes .
Nine Inch Nails Year Zero viral Campaign from Red Dune Films on Vimeo.
Le principe de l’ARG dans ces deux cas est sensiblement le même, mais les intentions de départ diffèrent néanmoins : si JAY-Z a voulu forger son image de marque à travers cette chasse au trésors, NIN en revanche, comme finalement Bjork, a fait de cette expérience un concept déployé tout autour d’un album.
Les questions qui se posent :
Ces différentes expériences tendent à montrer qu’aujourd’hui, la musique est de plus en plus considérée comme un bien gratuit qui requiert un nouveau modèle économique.
* Est ce que ces nouveaux modèles de storytelling (ARG/applis/jeux) peuvent représenter une logique de modèle économique viable ?
* Devenir une marque nécessite pour certains artistes de justement s’associer à des marques pour créer leur univers. Peut on craindre l’apparition d’une fracture entre artistes admettant et acceptant cet état des faits, et d’autres plus indépendants qui le refuseront et prôneront une performance plus minimaliste ?