MISÈRE HUMAINE
Jean Ladret s’animait :
« Fichez-moi la paix
Avec votre imbécile bonheur
Que satisfait
Un simple verre de liqueur
Ou le frôlement d’une jeune beauté.
La misère, je la vois partout.
Je la trouve où vous,
Vous n’apercevez rien.
Vous qui marchez sur le boulevard,
Vous ne pensez qu’à la fête du soir
Ou celle du lendemain.
Tenez, l’autre jour, rue Pereire,
J’ai vu passer un être,
Un être hideux,
Abominable,
Une vieille misérable,
Courbée en deux,
Vêtue de loques. Elle allait,
Traînant si péniblement les pieds
Que je ressentais au cœur,
Autant qu’elle-même,
Plus qu’elle-même
La douleur
De tous ses pas.
Tout le monde la regardait !
On murmura :
’’ Pauvre femme’’, puis on passait.
Son haillon de jupe trainait sur le pavement.
Et il y avait là-dedans
Une souffrance incessante,
Harcelante.
Oh ! La misère des vieux
Sans espoir, sans enfant,
Sans argent,
Sans rien, que la mort devant eux,
Y pensez-vous ? »
Jean se tut tout à coup
Puis reprit :
« Toute ma joie de vivre s’est envolée
Voilà trois ans, à la chasse en Normandie.
Il pleuvait.
Une perdrix, surprise, a filé.
Mon coup de fusil l’abattait.
Je me suis senti triste à pleurer.
J’allais rentrer
Quand j’aperçus sur le chemin
Le cabriolet du médecin.
La voiture s’arrêta
Et le médecin me héla :
-« Eh ! Monsieur Ladret ! »
J’allai vers lui. Il me dit :
-« Avez-vous peur des maladies ? »
-« Non. » -« Voulez-vous m’aider
À soigner une diphtérique ?
Il faudrait la tenir de façon énergique
Pendant que j’enlèverai
Les membranes de sa gorge étranglée. »
Je montai dans sa voiture.
Et il me raconta ceci :
’’ L’angine a pénétré chez les Lefébure
À une lieue d’ici.
Le père et la mère sont déjà décédés
Leur fille va maintenant s’en aller.
Quand nous sommes entrés,
L’enfant a enfoncé
Sa tête dans l’oreiller.
Résignée,
Elle ne consentait pas à se laisser toucher.
Le médecin me répétait :
’’ Je ne peux pourtant point passer
Chez cette petite toutes mes journées. ’’
La malade haletait,
Elle avait les joues creuses, les yeux luisants.
Dans son cou maigre, des creux profonds
Se formaient à chaque aspiration.
Christi !
Quel spectacle effrayant !
Je maintenais, par les hanches
Et les épaules, la malade couchée
Sur son lit
Tandis que le docteur arrachait
De sa gorge une peau blanche.
Instantanément, elle respira mieux
Et, après avoir bu un peu,
Elle me demanda : ’’ J’allons-t-y
Rester toute seule ? ’’ Je répondis :
’’ Non ’’, et me tournant vers le docteur,
Je lui dis : ’’ Faites venir la mère Vasseur,
Je la paierai. ’’
Et moi, je suis resté avec la mourante.
Bien longue me parut l’attente !
Je laissai quelque argent à Mme Vasseur
Et me sauvai comme un malfaiteur
Courant vers ma maison chauffée
Où m’attendait un bon diner. »