Hannah Arendt, travail...croissance économique...société de consommation...

Par Alaindependant

« En hissant le travail, à l’instar de Karl Marx, au rang d’une activité proprement humaine, l’âge moderne a fait de la croissance économique un credo et a précipité l’avènement de la société de consommation. Dès lors, la recherche de croissance n’a eu d’autre effet que d’accélérer le cycle de production et de destruction des biens périssables. Par ailleurs, l’automatisation due aux progrès techniques a peu à peu dégagé les individus de leur fardeau, sans proposer d’alternatives au travail. « Ce que nous avons devant nous, écrit Arendt, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire (1). »

Essayons donc de penser et de voir le pire avec Hannah Arendt. Et, dans le même temps, plaçons au cœur de notre réflexion la recherche des voies et moyens de sortir du pire...

Michel Peyret


Hannah Arendt - L'impasse de la modernité

Parce qu’elle célèbre le travail, la consommation et la croissance, la modernité détruit notre monde commun. Pour Hannah Arendt, la désaffection du politique laisse alors la place aux intérêts privés…

Hannah Arendt est une penseuse de la crise. La crise au sens de la dissolution des valeurs à l’œuvre dans la société contemporaine. Mais aussi la crise comme révolution, éruption de l’événement dans le réel. C’est dans la « Brèche entre le passé et le futur », selon le titre de la préface de Crise de la culture (1961), que s’inscrit l’essentiel de son œuvre.« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament », écrivait le poète et résistant René Char. En citant cet aphorisme dans sa préface, Arendt désigne la tâche de l’intellectuel : penser « sans garde-fou » les événements de son siècle. Siècle qui a vu advenir la société de consommation, la conquête de l’espace et la montée des totalitarismes.


Bien que disciple de Martin Heidegger, de Karl Jaspers ou d’Edmund Husserl, Arendt se défend d’être une philosophe. Centrée sur l’homme individuel, la philosophie occidentale est trop éloignée de la pluralité du politique, pour Arendt. Au titre de philosophe, elle préférera celui de « professeur de théorie politique ». Cette opposition aux philosophes occidentaux, notamment Marx et Platon, et cette affirmation de la prévalence de la politique sur toute autre forme d’activité sont au cœur de la pensée d’Arendt.


Dans Condition de l’homme moderne (1958), elle opère la distinction fondamentale entre trois activités, trois degrés de la vita activa : le travail, l’œuvre et l’action. Soumis à la nécessité vitale, le travail n’a d’autre fonction que d’assurer la survie de l’espèce. Pure production des objets destinés à être consommés, le labeur est commun à tout le règne animal. Seules l’œuvre et l’action, qui participent à l’édification d’un monde commun, sont des activités spécifiquement humaines. L’œuvre car elle crée des objets durables – des objets d’art, de culture, ou d’artisanat – qui ne se consomment pas. L’action politique car elle est l’art d’interrompre le cycle des générations, d’inventer des commencements, de faire l’histoire.


Une société de travailleurs sans travail


La modernité, qui commence pour Arendt avec la découverte de l’Amérique, la Réforme et l’invention du télescope, a renversé l’échelle des activités humaines. En hissant le travail, à l’instar de Karl Marx, au rang d’une activité proprement humaine, l’âge moderne a fait de la croissance économique un credo et a précipité l’avènement de la société de consommation. Dès lors, la recherche de croissance n’a eu d’autre effet que d’accélérer le cycle de production et de destruction des biens périssables. Par ailleurs, l’automatisation due aux progrès techniques a peu à peu dégagé les individus de leur fardeau, sans proposer d’alternatives au travail. « Ce que nous avons devant nous, écrit Arendt, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire (1). »

Cette science à l’œuvre dans l’automatisation industrielle présente bien d’autres dangers pour Arendt. L’invention au XVIIe siècle du télescope comme le lancement du premier satellite artificiel Spoutnik en 1957 participent tous deux du désir d’« échapper à l’emprisonnement terrestre », de se défaire des limitations de la condition humaine. Tandis que son premier mari, Günther Anders, ne cesse de pointer les dangers de l’industrie nucléaire, Arendt formule les pires craintes à l’égard du progrès scientifique. Il fait courir le risque, en défaisant les liens entre homme et nature, d’anéantir les conditions mêmes de la vie de manière imprévisible et irréversible.


En faisant du travail la plus haute des activités humaines, la modernité a également semé la confusion, explique Arendt, entre espace public et espace privé. La sphère publique, d’ordinaire réservée aux questions politiques, s’est trouvée envahie par des problématiques sociales, au profit des intérêts privés d’une catégorie sociale spécifique, essentiellement la bourgeoisie. Dès lors, le débat démocratique s’est trouvé réduit à des questions de gestion, comptables et bureaucratiques.

Arendt donne l’exemple du logement qui peut être traité sous deux aspects différents. Le premier, consistant à réfléchir aux conditions dans lesquelles des individus qui aiment leur quartier sont prêts à s’installer ailleurs est une question politique. En revanche, se demander de quelle surface et de quelles commodités chaque être humain a besoin pour mener une vie décente est une question comptable, qui ne nécessite pas d’être débattue (2). C’est l’omniprésence de ces questions sociales dans le débat public et le repli vers l’intime qui font peu à peu disparaître ce qu’Arendt appelle un « monde commun ». La modernité laisse alors « derrière elle une société d’hommes qui, privés d’un monde commun qui les relierait et les séparerait en même temps, vivent dans une séparation et un isolement sans espoir ou bien sont pressés ensemble en une masse (3) »

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La «banalité du mal»

En 1961, Hannah Arendt couvre à Jérusalem, pour le New Yorker, le procès d’Adolf Eichmann, criminel nazi en charge de la logistique de la « solution finale ». En dépit de son immense responsabilité, Eichmann apparaît pour Arendt comme un personnage insignifiant, au discours incohérent et contradictoire, un « clown » dira-t-elle plus tard. « Il faisait son devoir, répéta-t-il mille fois à la police et au tribunal ; non seulement il obéissait aux ordres, mais il obéissait aussi à la loi. » Arendt conclut alors à la « banalité du mal ». Une expression qui ne signifie pas que ce mal se trouve en chacun de nous comme beaucoup l’ont commenté, mais qu’il n’a besoin que du respect de la hiérarchie pour s’exercer sous sa pire forme. L’ouvrage d’Arendt fut très controversé. Plusieurs auteurs, comme l’historien David Cesarini ou le juriste Claude Klein, réfutent aujourd’hui cette vision d’Eichmann comme simple fonctionnaire « dépourvu de pensée », mais voient en lui un bureaucrate profondément pénétré de l’idéologie nazie.

Eichmann à Jérusalem

Hannah Arendt, 1963, rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2006.

Céline Bagault

Hannah Arendt (1906-1975)

Née à Hanovre dans une famille juive libérale, Hannah Arendt étudie d’abord la théologie. Amie de Hans Jonas, elle suit les cours de philosophie de Karl Jaspers, d’Edmund Husserl et de Martin Heidegger. Elle fuit l’Allemagne nazie en 1933 et s’installe en France puis aux États-Unis en 1941. Elle obtient la nationalité américaine en 1951, date à laquelle est publié son premier grand ouvrage, Les Origines du totalitarisme.

Œuvres principales

• Les Origines du totalitarisme
1951, rééd. Seuil, coll. « Points », 2005-2010.

Condition de l’homme moderne
1958, rééd. Pocket, 2007.

La Crise de la culture
1961, rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2003.

Eichmann à Jérusalem
1963, rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2006.

NOTES

1. Hannah ArendtCondition de l’homme moderne, 1958, rééd. Gallimard, 2012

2. Hannah ArendtÉdifier un monde. Interventions 1971-1975, Seuil, 2007

3Hannah ArendtLa Crise de la culture, 1961, rééd. Gallimard, 2012