Au Liban aussi, cette tradition ne cesse de s’inventer. A côté des rites d’autoflagellation, source inépuisable de photographies souvent « dérangeantes » (cet adjectif est à prendre dans plus d’un sens), on trouve toutes sortes d’autres pratiques. A l’imitation de l’Iran où elles existent depuis bientôt deux siècles, Achoura s’accompagne ainsi, depuis un bon siècle, de « représentations théâtrales », imaginées autour des épisodes dramatiques de la bataille de Kerbéla (voir cet article de Sabrina Mervin). Au fil du temps, conjointement à l’affirmation religieuse, culturelle et de plus en plus politique des chiites libanais, ces représentations, et les rites de Achoura en général, ont contribué à « marquer » le territoire chiite. Autrefois presque totalement ignorée dans la capitale libanaise, la célébration de Achoura y occupe désormais – au grand dam de certains ! – une place très importante, du moins dans ce qu’on appelle « la banlieue » (comprendre « sud et chiite », dahiyya).
Dans le texte précédemment cité, Sabrina Mervin rappelle les principales étapes du développement de ce « théâtre chiite », « entre rituel et spectacle ». Elle souligne notamment l’inévitable tension que suscite l’évolution des célébrations qui, avec le temps et le succès – et malgré l’opposition d’une partie du « clergé » chiite d’ailleurs, tendent à se professionnaliser et à perdre le côté amateur de leurs origines exclusivement familiales. En lisant cet article (en arabe) du quotidien Al-Akhbar, on peut percevoir un autre aspect des tensions nées de cette « extension du domaine de la fête », cette fois-ci dans le domaine de la chanson.
Depuis un certain nombre d’années en effet, la célébration de Achoura s’accompagne de plus en plus de véritables tours de chant donnés par ce qu’on appelle un râddûd (رادود). Amateur passionné à l’origine, à la rétribution largement symbolique, ce chanteur, au fur et à mesure que la Achoura s’est installée dans l’espace socio-économique libanais, a commencé à devenir une « vedette ». Rouage du marché de la festivité religieuse, il ne peut plus autant qu’avant échapper au dilemme que lui posent les exigences, largement contradictoires, des pratiques artistiques et politiques.
Simultanément, un autre râddûd, du nom d’Ahmad al-Hawîlî (أحمد حويلي), s’est également retrouvé mis quelque peu à l’écart pour une raison toute différente, à savoir le fait qu’il a eu la mauvaise idée de collaborer avec Ghassan Rahbani (le cousin de Ziad) pour la production d’une chanson pourtant « patriotique ». Même avec l’excuse de ce registre tout-à-fait légitime politiquement, on a dû juger que cette pratique commerciale n’était pas compatible avec le fait de se produire sur les tribunes patronnées par le Hezbollah à l’occasion de Achoura. Le jeune chanteur a donc dû choisir entre ses engagements religieux et une carrière plus mondaine, pour laquelle il rêve d’un public qui ne soit pas réduit à sa seule confession et à la seule période de cette fête religieuse !…
Pour ceux qui souhaitent se faire une idée de ce que peuvent interpréter les râddûd, ci-dessous Ghayyûr 3aleik (Je suis jaloux de toi) par Hussein al-Akraf