d'après LA MAISON TELLIER de Maupassant
Ils se retrouvaient là, le soir vers neuf heures,
À six ou huit. Commerçants,
Bourgeois et employés un peu noceurs,
Tous étaient des honnêtes gens.
Ils buvaient en lutinant les filles,
Causaient avec Madame, respectueusement
Et vers minuit, ils rentraient se coucher.
Madame, issue d’une riche famille
De fermiers du département,
Dirigeait le harem hérité
De son mari, François Tellier,
Prématurément décédé.
Si on appelait sa maison
Par son vrai nom,
Madame se révoltait.
Ses pensionnaires s’appelaient
Fernande,
Presqu’obèse et très grande ;
Rosa la Rosse qui chantait
De grivois couplets d’une voix éraillée.
Raphaëlle, une marseillaise aux cheveux noirs
Dont le nez arqué tombait sur une mâchoire
Composée seulement
De deux dents.
Louise, surnommée Cocote
Parce qu’elle avait les cheveux carotte;
Et Flora, dite Balançoire, car elle boitait.
Flora ne cessait de parler que pour manger
Et n’arrêtait de manger que pour parler,
Quand les clients se rencontraient dans la journée
Pour traiter de leurs affaires, ils se quittaient
En disant : -« À ce soir, où vous savez »
Comme s’ils avaient dit : « Après le dîner,
On se retrouve au café. »
Or, un soir, vers la fin du mois de mai,
M. Poulin devait trouver
La porte du café, verrouillée.
Sur le mur, un panneau était cloué :
Fermé pour cause de communion.
Il s’était éloigné
Sans trop se poser de question.
C’est que Madame avait un frère à Virville.
Et elle était la marraine de sa fille
Qui faisait sa communion le 26 mai.
Madame, n’ayant personne pour la remplacer,
Emmena sa maisonnée à la cérémonie.
Après la messe, le festin fut servi à midi.
Au dessert, Mme Tellier regarda l’heure :
Il ne fallait pas rater le train de trois heures.
Et Madame ne se laissait pas distraire
Quand il s’agissait des affaires.
Elle ordonna à ses pensionnaires
De se préparer bien vite
Puis dit, en se tournant vers son frère, :
-« Toi, vas atteler, tout de suite. »
Les filles dormirent jusqu’à l’arrivée.
Rentrées au logis, elles se sont rafraichies
Et commencèrent leur besogne de chaque nuit.
La petite lanterne allumée
Indiquait aux passants
Que le troupeau était de retour à la bergerie.
En un clin d’œil, la nouvelle se répandit.
M. Philippe, commerçant, Prévint Balmet,
Patron-saleur, par un mot ainsi rédigé :
’’Chargement de morues retrouvé.
Venez vite, navire entré au port.’’
Et le saleur dit à sa femme : « Je sors. »
L’établissement Tellier avait un air de fête
Flora buvait avec un banquier à la retraite.
Dès neuf heures, le cénacle du premier
Était au complet.
M. Lecam, juge des tutelles,
Le soupirant de Madame, causait avec elle.
M. Poulan tenait Rosa sur ses genoux
Et caressait les frisettes de son cou.
La grande Fernande avait posé ses pieds
Sur le gros ventre de M. Vallier.
Raphaëlle, en pourparlers avec M. Durance,
L’agent d’assurances,
Mettait fin à l’entretien :
-« Oui, mon chat, ce soir, je veux bien. »
Rosa, qui avait allumé M. Poulan,
Tirait doucement sur ses favoris
Et lui susurrait : « Toi, tu es mon chéri. »
Louise demandait à M. Doucet
De la faire danser.
Flora enlaçait
Le percepteur, M. Corame
Et Madame s’abandonnait
Dans les bras de M. Lecam.
M. Durance reparut, satisfait, soulagé :
« Je ne sais ce qu’avait ce soir Raphaëlle…
Mais ce fut parfait !
Merci à elle. »
À minuit encore, on dansait.
Parfois une des filles disparaissait
Et quand on la cherchait, on s’apercevait
Qu’aussi un des clients manquait.