Dans la continuité de mon invitation à écrire proposée à des romanciers autour du thème « La femme d’à-coté », je vous invite à découvrir le texte imaginé par Alain Defossé. Afin de respecter l’idée initialement lancée par la Cinémathèque à l’occasion de la rétrospective qu’elle consacre à François Truffaut, le texte est dans un format court de 3000 signes. Un grand merci à Alain Defossé d’avoir répondu à mon invitation.
Alain Defossé est un écrivain et traducteur français né à Nantes en 1957 et dont j’ai chroniqué deux des romans sur ce même blog. « On ne tue pas les gens » paru chez Flammarion en 2012 et « Mes inconnues » paru chez Phébus en 2011.
Ses romans : Les Fourmis d’Anvers (Salvy, 1991 ; Éd. du Rocher, coll. « Motifs », 2007) Retour à la ville (Salvy, 1996 ; Joca Seria, 2012) Dimanche au Mont Valérien (Joca Seria, 2000) Dans la douceur du soir (PARC, 2004) Chien de cendres (Panama, 2006) L’Homme en habit (Éd. du Rocher, 2007) Mes Inconnues (Phébus, 2011) On ne tue pas les gens (Flammarion, 2012)-
« La femme d’à-côté » par Alain Defossé pour Laisse parler les filles
La femme est venue s’asseoir à côté de moi. J’ai tourné la tête, et c’était bien la femme d’à-côté. Nous n’étions pas sur un tournage de Truffaut, mais de Lelouch : une énorme machinerie, des dizaines et des dizaines de figurants dont à peine un tiers serait visible à l’écran après montage, une gabegie. La femme d’à-côté est venue s’asseoir sur un banc à côté d’un figurant, moi. Figurant pas tout à fait, elle m’avait déjà vu danser autour d’elle dans une soirée, gesticuler derrière elle dans une salle de boxe, passer près d’elle sur un quai de gare. Mon statut était entre le figurant et le seconde rôle : une silhouette. Ce soir-là c’était gare d’Austerlitz, je portais un trop grand uniforme français de la guerre d’Algérie. C’était la fin d’une journée de tournage, nous attendions encore, nous étions épuisés.
La femme d’à-côté m’a dit Je suis crevée. C’était sa voix, la voix si célébrée de la femme d’à-côté, et son sourire aussi, un éclaboussement de sourire. Moi aussi, ai-je dit, et nous avons convenu que ces pauses étaient épuisantes. Attends, je vais chercher ce qu’il nous faut, a-t-elle dit encore, c’est juste à côté. Elle s’est levée et a disparu vers le hall. Je n’imaginais pas qu’elle revienne avec de quoi nous faire un rail sur le banc, même si nous étions dans une gare.
La femme d’à-côté a réapparu avec un Coca en bouteille de verre, deux gobelets, un citron coupé et du sucre en sachets. Elle s’est rassise et m’a expliqué C’est toujours ce que je prends quand je suis fatiguée, c’est un vrai coup de fouet. Elle a rempli à demi les gobelets de coca, y a ajouté le sucre en poudre, très lentement à cause de la mousse, puis le jus d’un demi-citron. M’a tendu une petite cuiller en plastique, Touille le sucre, doucement. Nous avons trinqué, la femme d’à-côté et moi, avons bu du même geste. Très fort, très sucré. Très efficace aussi. La fatigue s’est envolée. Depuis, je n’ai plus jamais pris de substance ni de boisson énergisante. Quand j’ai un coup de mou, je pense à la femme d’à-côté, et je commande un coca, du citron, du sucre. C’est le souvenir que j’ai d’elle, si souvent ravivé : la beauté, la simplicité, la gentillesse d’une diva qui s’assoit à côté d’une silhouette et lui donne, entre copains de fatigue, comme une grande sœur, une petite recette contre l’épuisement qui lui servira toute la vie.
© Alain Defossé.