En mémoire de Jacques Derrida dit adieu à l’homme en interrogeant l’animal : du singe au signe, du singe à la signature, raccourci saisissant pour dire l’histoire d’un sujet infans jusqu’à sa disparition. L’animal parlant, l’animal pensant se perçoit dans la trace et l’archive qui l’imprime au monde. Ce poème dit l’humanimal que nous sommes. Nous marchons parmi les gravats et les décombres, dans les pierres et les cendres : tel est le paysage, ainsi chemine notre solitude. Désastre, défaite, déconstruction, certes. Mouvement, marche, avancée, cependant. L’enfant trouvera les mots pour reconstruire son théâtre intérieur en vis-à-vis de ce monde-ci. L’apocalypse dont il est question désigne la fin d’un monde en tant qu’elle dévoile une révélation : le poème dit la fracture et la résilience, le lieu de la perte mais l’insistance du corps. « fête ou apocalypse, /apocalypse ou //une partie de corps, /partie secrète ».
Puis viennent les faits et méfaits : deux séries de poèmes, le plus souvent des tercets (38 pour la première, 23 pour la seconde), cadrés par deux citations. Ingeborg Bachmann : « Du silence avec moi, comme toutes cloches sont du silence ! », à l’aube. Au crépuscule, Peter Sloterdijk, « Être-là dans l’instant signifie s’être survécu jusqu’ici à soi-même ». Le poème, donc, fragile objet verbal frôlant le silence, feuille, surface ou glacis de parole stupéfiée sur la vie : la prolongeant, la frôlant, la protégeant. Et c’est bien un souffle qui donne corps aux mots, patiemment posés, fébrilement accordés, une respiration qui articule le silence au temps saisi depuis l’instant. On ne sait pas d’où vient la voix : est-ce le monde qui parle, un personnage, une mémoire, un élément qui surgit ? La source reste anonyme, son origine constamment floutée. Ce qui compte c’est le fait, l’agir, la présence, la circonstance. Parfois ces données s’évadent et se subtilisent jusqu’à la question : « où ont-ils/logé les chevaux/de toute façon ? ». Quelques fois elles s’affirment aussi nettement qu’un compte rendu : « Quatre oiseaux bruns/voltigent/dans le faux/poivrier ». D’autres fois elles conseillent ou intiment à celui qui persiste à lire, à celui qui persiste à vivre (peut-on surlire comme on survit ?) : « Regarde ce que tu/attends, une page ». D’autres fois encore elles définissent, mais en usant de formules qui n’ont rien d’exclusif, rien de définitif : « Hermès, soleil/n’est pas nôtre ». Si quelque chose s’annonce, si un fait survient, si un acte s’affirme, c’est toujours en regardant vers le devenir et l’ouverture, fussent-ils néants. Le vide est cette scène à partir de laquelle survient le phénomène : fugace, beau, imperceptible, il est saisi et découpé en quelques mots tenus et déhanchés. C’est-à-dire ce qu’on appelle, en français tout au moins, « vers » : structuration maintenue du texte (« couronne de lettres »), mais aussi et toujours, envolée en direction de, regard tourné, direction, perspective sensée (« un ciel dit-elle/sans les mots dit-il »). Norma Cole dispose les mots dans le ciel d’une page, et dessine une voûte susceptible de contenir l’infini des signes. Jean Daive à son tour, par cette traduction qui ne perd jamais de vue — les deux textes sont en vis-à-vis, se scrutent, se répondent, s’interrogent — la langue américaine, rend hommage à cette douleur ajustée à la douceur. Les mots blessent et soignent, nouent et dénouent. Ils rappellent une brisure qu’ils suturent : mesure, justesse, saisie de l’écart, poursuite des coïncidences, crimes, remords, combats. « C’est la guerre de la langue », commente Jean Daive : « menace d’une arme », « l’espace du tueur », « portée de fusil », « BOUM », « service militaire ». Ces indices témoignent de ce que les faits sont devenus méfaits. Quelque chose, quelqu’un a été tué : la page est « page// de feu », témoignant d’un éclat qui ne désarme pas. Serait-ce justement ce qu’on appelle désastre ?
[Anne Malaprade]
Norma Cole, Avis de faits et méfaits, présenté et traduit par Jean Daive, Corti Série américaine, octobre 2014