« Je pense, dit Nacer Djabi, que le nationalisme algérien est en crise. Il a besoin d’un profond renouveau intellectuel pour pouvoir s’adapter avec le présent et devenir acceptable chez les catégories des jeunes et des gens ayant un certain niveau d’instruction. Il faut rappeler la vision négative qui s’est développée chez les jeunes autour de l’ancienne génération qui porte et défend l’idée nationaliste. Les jeunes Algériens n’écoutent plus les moudjahidine quand ils parlent du nationalisme et de ses réalisations. Ils sont aujourd’hui loin, sur les plans sentimental et politique, de la génération révolutionnaire qui a libéré le pays et a écrit l’Appel du 1er Novembre. Cette génération n’a pas réussi à convaincre et à communiquer avec ses petits-enfants... »
Alors « paresse intellectuelle » de la « classe politique » nationale ?
Michel Peyret
Nacer Djabi. Sociologue
«Le nationalisme algérien est en crise»
le 02.11.14 ,El Watan
zoom | © Salim M.
Le sociologue Nacer Djabi revient sur la célébration du 60e anniversaire du déclenchement de la Guerre de Libération nationale. Il énumère les acquis de cette guerre et dresse une série d’objectifs ratés par ceux qui ont pris en main les destinées du pays en 1962. Nacer Djabi s’attarde longuement sur le rôle mal assumé par les partis politiques, qui se réfèrent tous à la Déclaration du 1er Novembre et à la plateforme de la Soummam. Il insiste, dans ce sens, sur la «paresse intellectuelle» qui a gagné la classe politique nationale.
-L’Algérie a célébré, hier, le 60e anniversaire du déclenchement de la Guerre de Libération nationale. 60 ans après, qu’est-ce qui a été réalisé des principes de la Révolution ?
Je crois que les acquis de la proclamation du 1er Novembre sont l’indépendance, la construction d’un Etat-nation malgré les défauts de sa gestion, l’unité territoriale et celle du peuple qui exerce sa souveraineté sur son territoire. Ce sont des objectifs qui se sont réalisés effectivement. En revanche, nous avons échoué dans la réalisation de l’unité nord-africaine. Nous n’avons pas réussi non plus à garantir la liberté de l’Algérien qui peine encore à recouvrer sa citoyenneté et sa liberté politique. L’Algérie n’a pas édifié des institutions politiques qui protégeront la citoyenneté. Voilà, je pense, ce qui n’a pas été réalisé de la proclamation du 1er Novembre, qui est un appel fort et clair dans les projections politiques.
-Le pouvoir et les partis politiques, toutes tendances confondues, incluent dans leurs programmes la réalisation des objectifs énoncés dans la proclamation du 1er Novembre et la plateforme de la Soummam. Pourquoi cette référence à l’histoire ?
Cette référence à l’histoire, en ce moment, est compréhensible. Mais ce qui est énigmatique est que cette «entente» n’a pas donné naissance à des pratiques politiques consensuelles entre les partis. En outre, le retour excessif à l’histoire et au texte du 1er Novembre 1954 exprime une sorte de «paresse intellectuelle» et d’incapacité à innover chez les élites politiques. Il illustre aussi une certaine pensée unique dans le domaine politique. Il aurait fallu faire preuve d’innovation sur le plan politique, d’autant que la notion de nationalisme telle qu’énoncée dans le document du 1er Novembre devrait être mise à jour en prenant en considération les changements sociaux, culturels et politiques en Algérie et dans le monde. Il faut comprendre également que l’idée du nationalisme en Algérie a vieilli, s’est ruralisée et renfermée sur elle-même.
D’où son incapacité à s’adapter avec le présent et à répondre aux aspirations des Algériens, notamment les jeunes. La force de l’idée nationale contenue dans l’Appel du 1er Novembre et la plateforme de la Soummam était effective au moment de l’ouverture sur la pensée universelle…Il ne faut pas oublier que l’idée nationaliste algérienne avait un prolongement mondial et moderne à cause des contacts avec les idées de gauche et des mouvements des travailleurs dans le monde occidental, notamment en France. Ce qui n’existe plus aujourd’hui. En résumé, l’idée nationaliste était forte lors de l’ouverture sur la pensée mondiale moderne et elle s’est affaiblie depuis le repli sur soi et le refus de l’innovation.
-Que cherchent les partis, anciens ou nouveaux, à travers cette référence aux idéaux de la Révolution ?
Généralement, cela explique une incapacité intellectuelle et une forme de paresse chez les partis et la classe politique qui se nourrissent du passé. Les partis politiques algériens, comme le système politique et l’Etat-nation, n’ont pas produit de nouvelles idées. Ils sont devenus de sérieux handicaps au nationalisme et à ses institutions fondatrices. Le parti politique algérien vit une crise intellectuelle aiguë. Il n’a aucune vie intellectuelle dans la mesure où l’intellectuel ne joue aucun rôle au sein du parti politique.
De nombreux partis réduisent leurs intellectuels au rôle d’écrivains, pour ne pas dire des «scribes», chargés essentiellement d’écrire les discours du chef. Il n’y a donc aucun débat et aucune confrontation d’idées. Les partis sont gérés de manière administrative. Ils ne disposent pas d’institutions favorisant le débat politique contradictoire.De ce fait, toute opposition à cette gestion conduit automatiquement à la scission ou à l’exclusion. Pour exemple, les partis politiques présentent aux postes de responsabilité des analphabètes au moment où le chômage des universitaires reste très élevé dans la société algérienne. Cela confirme que le parti politique ne suit pas l’évolution de la société.
-Peut-on dire aujourd’hui que les partis ont également échoué dans leur mission d’œuvrer à la concrétisation des principes cardinaux de la Révolution ?
Les partis vivent une crise profonde qui reflète la crise du système politique, de l’Etat-nation et de ses institutions centrales. Les sondages d’opinion que j’ai consultés, récemment, placent le parti politique en dernière position parmi les institutions auxquelles les Algériens font confiance. Il est donc nécessaire de réhabiliter la politique. Les mêmes sondages montrent que le taux d’adhésion aux partis politiques ne dépasse pas les 2%, c’est le plus faible pourcentage dans la zone arabe. Bien que le phénomène partisan soit très vieux chez nous, le parti qui ne mobilise pas les citoyens ne produit pas d’idées nouvelles, ne participe pas à l’action politique et ne dispose pas d’institutions fortes n’a aucune vie. C’est un parti qui échouera dans la réalisation de ses propres objectifs et surtout des objectifs tracés par la Déclaration du 1er Novembre.
-A quoi sert finalement la référence aux idéaux de la Guerre de Libération nationale, lorsqu’on constate que l’Algérie revient toujours à la case départ et peine à mettre en place un Etat de droit et une bonne gouvernance ?
L’Etat-nation construit sur la base de l’idée nationaliste a besoin d’une réforme pour être proche du citoyen et porter ses aspirations. Le centralisme – hérité du jacobinisme qui a prévalu en Europe et en France durant les années 1940 et 1950 – ne mobilise plus les Algériens, qui expriment un besoin de large participation à la gestion de leurs affaires politiques à travers des institutions décentralisées. D’où la nécessité d’engager des réformes en vue d’offrir aux Algériens des institutions élues et désignées dans leurs propres régions. Il ne faut pas avoir peur de cette idée sous prétexte d’unité nationale. Cela n’est plus acceptable aujourd’hui, car seul un Algérien libre peut édifier et défendre l’Algérie.
-La légitimité acquise par certains partis et les pouvoirs successifs depuis 1962, grâce à cette référence à l’histoire, est-elle toujours d’actualité ?
Je pense que le nationalisme algérien est en crise. Il a besoin d’un profond renouveau intellectuel pour pouvoir s’adapter avec le présent et devenir acceptable chez les catégories des jeunes et des gens ayant un certain niveau d’instruction. Il faut rappeler la vision négative qui s’est développée chez les jeunes autour de l’ancienne génération qui porte et défend l’idée nationaliste. Les jeunes Algériens n’écoutent plus les moudjahidine quand ils parlent du nationalisme et de ses réalisations. Ils sont aujourd’hui loin, sur les plans sentimental et politique, de la génération révolutionnaire qui a libéré le pays et a écrit l’Appel du 1er Novembre. Cette génération n’a pas réussi à convaincre et à communiquer avec ses petits-enfants.