« Nous pensions, dit François Sabado (et la IVe Internationale n'était pas seule à penser ainsi !) que la profondeur de la crise économique entraînerait une nouvelle dynamique de recomposition et réorganisation du mouvement ouvrier et des mouvements sociaux. Il y a bien des expériences comme celle de Syriza, des nouveaux mouvements comme les Indignés, mais il y a néanmoins un décalage entre l’explosivité de la situation et la traduction politique, organique de ces mouvements : pas de renforcement des syndicats, des partis réformistes, de la gauche radicale, de la gauche révolutionnaire ou de courants de gauche dans les grandes organisations, ni même l’émergence de nouvelles organisations à l’exception de Podemos. Il y a certes de nouvelles formes d’organisation, mais elles sont pour le moment trop instables. De plus, rétrospectivement, c’est-à-dire depuis le début des crises capitalistes, il n y a jamais eu simultanément une crise aussi profonde du système capitaliste et un mouvement ouvrier aussi faible pour y faire face (à l’exception des conjonctures où le mouvement ouvrier avait été physiquement liquidé par le fascisme ou les dictatures militaires). »
Mais le mouvement ouvrier a-t-il dit son dernier mot ? Pour ma part, je sens une colère sourde, profonde, qui s'accumule, qui pourrait exploser à tout moment, sous le moindre prétexte...
Michel Peyret
mardi 28 octobre 2014, par François Sabado
LE MONDE
NOTES SUR LE DÉBAT « IMPÉRIALISME ET GÉOPOLITIQUE »
Des différences entre l’impérialisme de la fin du XIX/début du XXe siècle et l’impérialisme globalisé du début XXIe ont été présentées dans les notes de Pierre Rousset [2] ou dans le texte de Michel Husson [3]. Je voudrais, pour ma part, souligner ici deux grandes différences entre ces deux époques historiques :
La première consiste en un basculement du monde, avec un changement des centres de gravité de l’économie mondiale (émergence de la Chine et de nouvelles puissances économiques en Asie).
La deuxième différence concerne le mouvement ouvrier organisé. Il était en développement et en expansion même si elle fut interrompue par les guerres mondiales et le fascisme à la fin du XIXe et début du XXe siècle. En revanche, il connaît une crise historique au début de ce XXIe siècle.
1. Le basculement du monde
Il faut prendre la mesure de ce basculement. Ce n’est pas un changement ou un déplacement conjoncturel, avec un retour à la normale une fois la crise passée. Pour le mesurer, on peut prendre comme référence les basculements où les centres de gravité de l’économie mondiale changent, comme en 1760-1780 entre les Pays-Bas et l’Angleterre, ou durant l’entre-deux guerre, entre l’Angleterre et les Etats-Unis. Sauf que cette fois-ci, c’est un changement non seulement continental, mais d’un autre monde au sens économique, social, politique culturel. C’est un changement où l’Occident (Europe et USA) qui a dominé le monde depuis la découverte de l’Amérique perd son hégémonie au profit de nouvelles puissances émergentes ou de vielles puissances qui retrouvent leur force 4 ou 5 siècles après.
1.1 Dans ces nouveaux rapports mondiaux, l’Europe décline, les Etats-Unis perdent leur hégémonie économique, même s’ils restent la première puissance militaire mondiale. Beaucoup va dépendre des développements de la crise aux USA. Mais la part des pays du G7 dans le PIB mondial qui était de 56 % au début des années 1980 n’est plus en 2010 qu’à environ 40 %. Les prévisions indiquent que les courbes de croissance entre les ex-G7 d’un côté et, de l’autre, la Chine et les nouvelles puissances en Asie, vont, même se croiser durant la décennie qui vient ; et en termes de revenu moyen par habitant, cela pourrait aussi se faire dans les années 2030-2040. Les indications de croissance de ces dix dernières ou quinze dernières années autour de 8 à 12 % pour la Chine et l’Inde, contre 1 à 2 % pour l’Europe ou 2 à 3 % pour les USA, ou bien en termes de réserves mondiales manifestent ces changements.
1.2 Dans cette crise, la carte du monde se redessine et la compétition fait rage.
Ces nouveaux rapports de forces débouchent sur de nouvelles tensions économiques inter-capitalistes ou inter-impérialistes qui peuvent dans certaines conjonctures déboucher sur des conflits militaires. Le recul des Etats-Unis se traduit par une crise de son hégémonie. Les USA restent la première puissance mondiale, mais ses positions se sont affaiblies sur tous les terrains de guerre de la planète. Les rapports de forces ont changé entre le nouvel ordre mondial du début des années 1990 et la situation actuelle.
1.3 On ne peut pas expliquer la crise européenne sans ce basculement du monde.
L’UE veut aligner le marché du travail européen sur le marché mondial. Mais c’est en Europe que la crise peut prendre des formes de crise d’effondrement du fait, au fond, de ses positions de faiblesses dans la compétition mondiale. L’Allemagne reste l’un des principaux pays exportateurs 47 % du PIB, Japon 17%, Chine 15 % , mais elle est aussi touchée par la contraction du marché mondial. Aussi, pour répondre à la concurrence mondiale, les classes dominantes européennes veulent liquider ce qui reste du « modèle social européen ». Il y a encore trop de social et, à leurs yeux, il doit être démantelé ; c’est l’explication de l’offensive spéculative sur les marchés européens. Les « marchés », qui sont des réalités matérielles : les banquiers, les dirigeants de fonds de pension, les dirigeants des multinationales exigent l’augmentation du taux de plus-value par la baisse des salaires, la liquidation de la sécurité sociale et l’augmentation du temps de travail. D’où la brutalité des politiques d’austérité à s’adapter au marché mondial de la force de travail tiré par les rapports sociaux des puissances émergentes, ce qui implique la baisse du pouvoir d’achat de 10 à 15 points sur les années qui viennent.
Mais en plus et c’est ce qui donne un caractère aigu, explosif à la crise, le type de construction politique qu a connu l’Europe ajoute au problème : avec les divergences ou trajectoires de divergences économiques entre divers pôles de l’UE (Allemagne et cercle allemand-Pays-Bas, Autriche, Europe du Nord, la périphérie sud de l’Europe avec la France quelque part au centre). Les rapports franco-allemands expriment la réalité économique, politique et institutionnelle de l Europe, mais sans Etat européen, sans direction, sans plan de développement ni réponses fondamentales à la crise.
Ainsi ce basculement du monde entraîne un déclin de l’Europe, sape les bases de la démocratie politique, les bases sociales et électorales des grands partis traditionnels. Il crée les conditions d’un développement de tendances autoritaires. Nous voyons cela dans les rapports entre Troïka et certains pays d Europe du Sud. Mais nous voyons aussi cela dans les crises politiques nationales où l’extrême droite peut être projetée au-devant de la scène politique. Bien que les intérêts de la bourgeoisie globalisée ne correspondent pas ceux d’une option « nationale protectionniste » de l’extrême droite, un « accident politique » peut survenir menant l’extrême droite aux portes du pouvoir.
2. Une crise historique du mouvement ouvrier
2.1 Ce nouveau redéploiement impérialiste ne peut être saisi que dans les nouveaux rapports de forces entre les classes dans les métropoles impérialistes, marqués par un affaiblissement historique du mouvement ouvrier traditionnel. Dans ce contexte, quelle est la situation du mouvement ouvrier, de la gauche ? Nous pensions (et la IVe Internationale n'était pas seule à penser ainsi !) que la profondeur de la crise économique entraînerait une nouvelle dynamique de recomposition et réorganisation du mouvement ouvrier et des mouvements sociaux. Il y a bien des expériences comme celle de Syriza, des nouveaux mouvements comme les Indignés, mais il y a néanmoins un décalage entre l’explosivité de la situation et la traduction politique, organique de ces mouvements : pas de renforcement des syndicats, des partis réformistes, de la gauche radicale, de la gauche révolutionnaire ou de courants de gauche dans les grandes organisations, ni même l’émergence de nouvelles organisations à l’exception de Podemos. Il y a certes de nouvelles formes d’organisation, mais elles sont pour le moment trop instables. De plus, rétrospectivement, c’est-à-dire depuis le début des crises capitalistes, il n y a jamais eu simultanément une crise aussi profonde du système capitaliste et un mouvement ouvrier aussi faible pour y faire face (à l’exception des conjonctures où le mouvement ouvrier avait été physiquement liquidé par le fascisme ou les dictatures militaires).
2.2 Plusieurs facteurs pèsent sur la situation du mouvement ouvrier :
a) Les contre-réformes libérales, depuis la fin des années 1970, à l’échelle mondiale ont provoqué un processus de restructuration de la force de travail, son individualisation, sa précarisation, le recul des droits collectifs, l’affaiblissement des organisations syndicales. La désindustrialisation a liquidé des dizaines de concentrations ouvrières. Sans compter le secteur dit « informel ». Les ouvriers et les employés forment plus de 60 % de la population active, mais ce n’est pas la même structure sociale qu’auparavant. En Chine ou dans d’autres pays d Asie, l’industrialisation a conduit à une expansion sans précédent du prolétariat, mais nous ne sommes qu’au début d une organisation de mouvements indépendants du salariat et là aussi, à cette étape, il n’ y a pas de synchronisation des syndicats ou associations ou partis en Europe, Etats-Unis et en Asie. Il y a reculs à l’Ouest et seulement débuts fragiles à l Est.
b) Le bilan du siècle passé pèse sur les problèmes d’une formation d’une conscience socialiste révolutionnaire : notamment celui du stalinisme sur le court XXe siècle où, pour des millions de gens, il y a eu identification du stalinisme avec le communisme - un XXe siècle qui s’est terminé sur la globalisation capitaliste néolibérale.
c) Les partis et organisations sociaux-démocrates ont connu une mutation sociale libérale, disons plus exactement néo-libérale. Elles gardent des liens historiques avec la social-démocratie d’antan. Elles sont des forces d’alternance, donc elles doivent se distinguer des partis de droite en fonction, là aussi, des spécificités nationales, mais elles sont totalement intégrées à la gestion de la crise. Il n’ y a pas de différences entre la social-démocratie et les dirigeants de la droite européenne. Les processus de primaires et les ressemblances avec le parti démocrate nord-américain vont dans le même sens. Des partis de moins en moins ouvriers et de plus en plus bourgeois. Quant aux partis poststaliniens, ils sont réduits à la crispation sectaire comme le PCP ou le KKE ; ou alors à suivre les partis sociaux-démocrates
; ou encore à résister en essayant d avoir une politique, dite « anti-libérale, mais de gestion de l’économie et des institutions capitalistes ». Des partis comme le PS en France vont tellement à droite qu’il laissent un espace pour ces formations, qui peuvent jouer un rôle propre tant qu’elles ne sont pas obligées d’aller directement au gouvernement
d) Cette combinaison d’affaiblissement du mouvement ouvrier face à plus de trois décennies d’attaques néolibérales plus la politique des directions de la gauche donne les marges de manoeuvre à la bourgeoisie mondiale pour « gérer la crise » en augmentant les positions des marchés financiers et en approfondissant les attaques contre les classes populaires, voire même dans les BRICS, en améliorant la situation matérielle de millions de gens. Il y a toujours, pour le capital, une issue pour sortir de la crise s’il n y a pas de solutions ouvrières. Le problème, c est que le coût social, écologique, humain de sa « solution » est de plus en plus terrible.
François Sabado
Notes
[1] Voir sur ESSF (article 33279), Le chaos géopolitique et ses implications : notes d’introduction pour une réflexion collective : http://www.europe-solidaire.org/spi..
[2] http://www.europe-solidaire.org/spi..