Librement dérivé de : un chou rouge (du jardin à la cuisine) – Laurent Grasso, Soleil double, galerie Perrotin, 6/09/14 > 31/1/14 – Catherine Malabou, Avant demain. Épigenèse et rationalité. PUF, 2014
Ils étaient flamboyants et majestueusement fantasques, les choux rouges, au début de l’été. Et là, ils sont vieux, en bout de vie, ayant traversé de multiples époques. Toujours majestueux, totémiques, mais éreintés, déglingués. L’état de leurs feuilles évoque ces coques de navires bourlingueurs, couvertes de plusieurs couches de coquillages, cassés, imbriqués, fossilisés, ou ces fuselages aériens mitraillés par les poussières célestes. Voiles flapies, dentelles avariées, ruines gagnées par l’aura de grandes aventures accomplies. Les grands pavillons pachydermiques décolorés hébergent et nourrissent d’innombrables parasites, limaces et bébés escargots. Rien qui ressemble à la mort, simplement la fin d’un cycle, l’aboutissement. Rongés, troués, ils s’effacent avec panache, nourrissant tout un petit monde. Entre la tige épaisse et le large pédoncule des feuilles, comme en des calices obscurs, ils recueillent d’innombrables samares, pales d’hélices aux vols fantaisistes achevés, interrompus ; à quoi s’ajoutent feuilles mortes, la rosée, des cadavres de vermines, les chiures de bestioles, le tout se transformant en compost. Mais au cœur de ces carcasses criblées, étourdies, outragées, le fruit est préservé, à peine quelques crevasses de surface, creusées par les mollusques ou des tranchées de chenilles, des balafres de vers. Une boule intense, lourde, qu’il récolte au canif, en quelques coups incisifs de l’acier aiguisé. Le blanc humide de l’attache, à l’intérieur du bulbe qui soude le chou à la tige, surprend par sa netteté d’os, accentuée encore par le crépuscule qui dans cette période où les journées se raccourcissent, semble marquer un infléchissement important dans le rythme de vie, un retour vers une obscurité où les choses devront s’appréhender de plus en plus au touché, palliant l’inadéquation de la vue normale. Un crépuscule qui semble propre au jardin, venu de lui. Il recueille dans la main, après quelques légers craquements et déchirures, une boule qui a le poids d’une tête ballante, lisse, nervurée. Il pense fugacement aux vies décapitées.
Et puis, il doit s’en nourrir à son tour. La lame plonge, s’enfonce, et soudain s’immobilise, avalée, annihilée, la main crispée sur le manche est désarmée, ne tient plus rien, l’arme est engloutie, envoûtée, le bras ne sent plus son extrémité, neutralisée, avalée. D’une densité extraordinaire, feuilles tendres et craquantes plissées l’une sur l’autre, l’une dans l’autre, la masse végétale de matière sombre, rougeoyante, absorbe toutes les forces. Tout son organisme comme empalé sur l’arme est encalminé dans le goût de l’impuissance. Après un temps d’arrêt, il secoue le bras, y va à deux mains, frappe le chou sur le plan de travail, arc-bouté pour dégager la lame, lui donner du mou et l’enfoncer plus loin jusqu’à toucher le point vital. Faire céder. Ce qui arrive toujours à l’improviste, sans qu’il ait réellement l’opportunité de l’anticiper. Et même, ce n’est plus le couteau qui coupe les tissus et pénètre la masse, c’est le légume qui s’approprie la lame, en capte la force, la conduit en son foyer pour déclencher une délivrance. La sphère se fend et le chou claque. Un silence bruissant abyssal, comme d’ouvrir un espace clos, hermétique, compact et sans fond, qui ne devait jamais s’ouvrir, qui n’était pas destiné à montrer son intérieur. Il n’en avait pas jusqu’ici, d’intérieur, là, il vient de naître. Un silence assourdissant, enveloppant. Un vertige. C’est dans ce genre de boule serrée, dense, se dit-il, que se nichent les idées, se lovent les images, qu’elles macèrent en feuilles chiffonnés qui continuent leur croissance, prennent consistance, se cristallisent quelques fois comme des parasites, qui grossissent, entités enchâssées dans la matière grise et qu’il faut alors déloger chirurgicalement. Le claquement de l’ouverture. Le crac de la sphère scindée en deux. Silence puissant d’accouchement ou déchirement des « tentures du temple », signe de catastrophe. Mâchoires qui baillent et se décrochent, unité rompue. Un coup de gong puissant dans une chambre anéchoïque, phagocyté, mais dont il reçoit, au plexus, le déplacement d’air, pénétrant son être, les vibrations se frayant un chemin jusqu’à son oreille interne. Les mains sur la poignée (il pense toujours dans cette situation à l’épée du roi Arthur fichée dans la pierre ou l’enclume, il ne sait plus), il sent un fourmillement l’envahir, une onde de choc remonter depuis le centre de la boule jusqu’à l’épicentre où il se tient. Une vague le submerge et le dépersonnalise en un éclair, sur le modèle de l’orgasme où se perdre et se trouver coïncident à la manière de la possibilité d’un nouveau départ, passage secret où « l’idée que le défaut de fondation est encore une fois une ressource et non un manque » (C. Malabou, p.180) fait jouir le corps, redonne l’espoir d’atteindre une autre identité, parfaite, toujours rêvée. Son regard plonge dans les entrailles striées, feuilletées. « L’hypocentre est le foyer souterrain du tremblement de terre, l’épicentre son événement à la surface. Il correspond à la verticale exacte du foyer. Le travail consistant à déterminer la position de l’épicentre, où les dégâts sont les plus considérables, s’appelle une « localisation » ». (C. Malabou, p. 60) Et pris dans cet épicentre, abasourdi par l’ampleur de ce qu’il éprouve, il se sent alors ruisselant de gouttelettes de solitudes, autant de larmes qui lui semblent sourdre du plus profond des limbes qu’il a pénétrés de son couteau.
Deux cercles, deux lobes, les deux visions d’un même plan, les images recto verso d’une seule coupe. Les surfaces jumelles de deux mondes symétriques, ventricules striés. Au-dessus d’un cône gris osseux et prolongé par les antennes courbes d’épaisses côtes claires, un lacis de feuilles fraîches mais comprimées, presque tendrement calcifiées par la pression que de toute part exerçait vers son coeur la boule rouge nervurée. Et elles se relâchent un peu, montrent leurs circonvolutions, stries et failles, anfractuosités, à jamais tranchées. Cartographie de la cervelle d’un chou rouge, chaque intérieur de chou présente une structure semblable mais chaque fois différente, individualisée, reflétant l’histoire propre de sa croissance, de sa relation au sol et aux nutriments spécifiques que les racines et radicelles vont y capter, des impacts de la météo, les intempéries, les parasites. Un effet profond d’inattendu, renouvelé chaque fois qu’il récolte ses choux rouges et les débite. « Du fait même que l’épigenèse est un développement qualitatif et non quantitatif, il est impossible qu’elle se déploie sans une dimension essentielle d’inattendu. » (C. Malabou, Avant demain, p.46) Un graphisme de style sismographe en deux teintes car la chair est loin d’être uniformément rouge, bien plutôt organisée sur des strates concentriques blanchâtres, parfois très régulièrement, à certains endroits au contraire en chaos chiffonné. L’intérieur du chou est l’empreinte du printemps, de l’été, du début d’automne – saisons telles que vécues par le chou, mais saisons qu’il a traversées aussi, dont il a aussi transformé les impacts en quelques replis intérieurs, ajoutés à ceux des multiples saisons précédentes. Une pratique divinatoire appropriée y lirait bien la trace des éphémérides, des secousses qui ont secoué le microcosme du jardin, des allégresses de la croissance, des anxiétés, des catastrophes naines, la pression des menaces sur le monde, bref, la correspondance objective entre des expériences, des faits naturels et leurs retombées en métabolisme dans un organisme végétal. À son échelle, dans son coin de potager, il a été bombardé de gouttes glaçantes, sucé par des nuées de vermines, plié par des tornades, arrosé d’eau bienfaisante, caressé de chaleurs vitaminées. On dirait une sorte de tumeur ayant absorbé toutes les humeurs de ces derniers mois dans le tracé de ses strates, ayant respecté son programme mais sans cesse aliéné par des forces autres, altérer, intégrant l’altérité. Il lit ses lignes brisées et concentriques et en cherche le départ, le début, sans succès, effacé par le passage de la lame. Il ne peut qu’essayer de se le représenter à l’intérieur du chou, de son feuilletage comprimé, avant l’explosion. Il suit les lignes, mais chaque fois son attention est déviée, se perd, le commencement en est inaccessible, absent « il faut peut-être alors considérer que cette inaccessibilité même est la racine, que ce vide d’origine est l’origine et que c’est de lui qu’il faut partir comme d’un foyer. » (Gérard Lebrun cité par C. Malabou, p.163) Cet exercice le renvoie aux lectures harassantes et vertigineuses des joutes philosophiques cherchant à déterminer l’origine de la pensée, la naissance des concepts purs, la genèse de l’accord entre « catégories de pensée » et « objets d’expériences », où l’homme a tenté vainement et inlassablement de définir son « esprit » comme le centre et la souche de la Nature. Lecture où l’esprit, précisément, a sans cesse l’impression de se mordre la queue, entre le désir de s’enferrer dans un monstrueux héritage de développements cérébraux labyrinthiques et celui de tout envoyer par la fenêtre, de faire table rase et d’en revenir à une certaine virginité organique, légèrement abrutie. « Si l’accord entre catégories et objets résulte d’une adaptation biologique, si l’a priori et le transcendantal disparaissent au profit d’une harmonisation progressive de la raison et du réel, il est alors possible de considérer la raison comme une donnée biologique. Sans structures transcendantales, la raison n’est-elle pas, tout simplement, un cerveau ? » (C. Malabou, p.130) Mais il ne nie pas qu’éprouver ce labyrinthe, y barboter dans son jus, soit une aventure qui compte, qu’il ne voudrait pas se l’être épargnée.
Et dès que la sphère mauve se divise en deux coques qui oscillent sur le plan de travail, il constate surtout qu’une certaine fixité des choses s’estompe, une porte magique s’ouvre sur la vision d’un monde qui se dédouble (et ainsi de suite, en quartiers). Un effet réjouissant de berlue aussitôt talonné par l’angoisse. Les deux demi-sphères ne peuvent plus se recoller, c’est une réalité qui se multiplie, se duplique, des plans de réels voisins et irréconciliables. Des dimensions qui se cumulent. Et se dégage de ces deux faces – dans la béance de temporalités différentes qu’elles déclenchent, s’exprimant au moment où la matière se fend -, un souffle, une haleine froide, caverneuse, qui aspire à rebours, déconstruisant l’espèce de logique rance le rattachant à ce qu’il imagine être les origines, et donne à espérer d’autres développements parallèles, encore cachés, de cette « imprévisibilité à l’œuvre au sein de tout devenir génératif ». (C. Malabou, p.50). Voilà, il est fouetté par le fait que, finalement, ce légume cultivé dans son potager lui révèle qu’ils vivent tous deux sous le régime de l’imprévisibilité. Une expérience similaire à celle du soir où, roulant à vélo dans une campagne rase, étoffée de quelques bosquets de peupliers, et de combes envahies de saules, il avait longtemps eu en point de mire à sa gauche, le cercle rouge du soleil déclinant, disparaissant. Pour, soudain, après un virage amorçant une boucle et le retour vers son point de départ, le voir surgir immense, au point cardinal opposé, en miroir, derrière un rideau d’arbres, orange blafard argenté, dans une quasi-simultanéité perturbante, l’image instantanée d’une révolution astrale accomplie le temps de virer à vélo, la lune imitant le soleil au point d’en perdre le Nord. Une fraction de seconde, croire avoir basculé, être à l’envers, tête en bas de l’autre côté, là où, le soleil ayant ici disparu, il se lève.
Ce qu’il touche du doigt, des yeux et de l’ouïe, en dépeçant le chou en cuisine, avant de le râper, le cuire et l’ingurgiter, ce claquement et cette haleine comme d’un gouffre censuré, condamné, dont le couvercle soudain explose, il l’éprouve en son corps tout entier dans l’exposition Soleil double de Laurent Grasso. D’abord, l’iconographie présentée, la technique utilisée et l’esthétique convoquée le titillent, perturbent. Cela n’a rien à voir avec l’art contemporain qu’il s’attendait à trouver en cet espace d’exposition. Du coup, le « faire » a quelque chose d’anachronique. S’est-il trompé d’époque ? Ce sont probablement des « antiquités », des « vieilleries » récupérées par l’artiste et intégrées à son installation. De petites peintures sur bois vernies. Des images véridiques de catastrophes ou de merveilles présentées comme ayant jalonné notre histoire et, inévitablement, influé sur la constitution cérébrale à la manière d’un chou pliant sur elles-mêmes ses innombrables feuilles en fonction des stress qui les parcourent, feuilles qui grandissent ainsi comprimées, transformant cette contrariété en force protectrice, prenant de plus en plus de volume. Et donc, déjà l’image de l’artiste peignant, aujourd’hui, ces petites icônes à l’ancienne, comme vivant encore à une époque où cette manière de faire était naturelle et liée à des organisations mentales et symboliques de cette époque, se dire que ce qu’il a sous les yeux est le fruit d’un travail neuronal et manuel reproduisant des point de vue aussi lointains, déjà cela ouvre une lézarde dans la perception du temps présent, rappelle les multiples correspondances et courants d’air entre temporalités que nos lignes du temps figent dans une linéarité à sens unique. Puis, surtout, il y a ces tableaux avec double soleil. Leur lumière aveuglante, irregardable, est représentée par des cercles noirs aux lisérés rouges, comme en éclipse, que débordent les auréoles fulgurantes, brûlantes. Plus il les fixe, plus il a l’impression qu’elles vibrionnent, tournent sur elles-mêmes, animées d’un tourbillon de feu. (Serait-ce des incrustations vidéos dans la peinture à l’huile ?) Cette monstruosité dans le ciel, la fin du duel astral strictement limité aux apparitions d’une lune et d’un soleil, met en arrêt tout le système humain, représenté ici par deux armées qui rompent leur engagement, relâchent leurs armes, contemplent le ciel et tentent d’expliquer le mystère, confrontent leur savoir, leur capacité à interpréter ce qui perturbe l’ordre établi (notamment s’entretuer). Ce que nous voyons est-il bien réel ? L’économie de la guerre comme activité tendant à prendre possession de la terre, de la nature, pour imposer une seule loi au vivant, est suspendue. On voit dans l’arrière-fond les armées se déliter, certains membres de la troupe s’enfuient au galop vers le mirage des remparts. Dans une autre représentation de ce double soleil, des savants se mêlent aux chefs militaires pour commenter, échanger, formaliser l’expérience et essayer de la normaliser, de la faire rentrer dans la normalité des connaissances humaines. Face à cette image – et sa facture ancienne crée l’illusion d’avoir affaire à une archive exhumée et exhibée pour rappeler des merveilles anciennes refoulées par l’historique du rationalisme -, il doute de ses sens, il renoue avec le goût lointain de ce qui met en doute ce que les sens perçoivent, leur accord avec le réel. Cette biologisation progressive et collective, par épigenèse, de toute une série de connaissances transmises de génération en génération fait que le monde est comme il est, pensé selon une série de catégories toutes faites, acceptées telles quelles dès le berceau. Douter de ses sens, de ce qu’ils ont perçu jusqu’à aujourd’hui, de leur volonté systématique à occulter le double du soleil, cela le reconduit vers la responsabilité individuelle du « face aux œuvres », le travail de la subjectivité et l’invention de soi. Confusément. En même temps, l’effet saisissant que produit cette petite peinture le conduit à scruter tous ses actes d’écritures, notes, rêves sporadiquement consignés, courriers compulsifs électroniques ou recherches épistolaires manuscrites, tentatives littéraires diverses et avortées, les replaçant par intuition dans l’exploration interprétative de ce saisissement (aussi dans cette impossibilité de déterminer où commencent les lignes intérieures construites par le chou mandala). « Le pays où les livres ne s’écrivent pas tout seuls mais ne sont pas non plus de simples copies d’un texte originaire est celui où réside la seule écriture possible, préalablement orientée sans être programmée. Une écriture qui, tout en se développant à partir d’une esquisse structurale, n’est pas prédestinée. Une interprétation. » (C. Malabou p. 169) Une interprétation sans bords, sans début ni fin, juste une force générative tapie dans l’imaginaire comme au cœur du chou, sans départ ni arrivée, un devenir qui empêche les certitudes de régner sans partage, d’installer un système à foyer solaire unique ou d’oublier qu’autour de notre système solaire, il y en a bien d’autres, que l’homme est loin d’être au centre de l’univers, d’ailleurs, il n’y a pas de centre. Refouler cela, c’est prendre le risque de voir s’abattre des pluies de sang ou des myriades d’insectes sur la cité, déferler des flots emportant tout sur leur passage. Magnifiques éruptions volcaniques et ses retombées d’entrailles terrestres incandescentes. Catastrophes et métaphores qui rythment le temps long de la planète et de l’univers, permettant de visualiser l’espace-temps interstitiel, fragile et dérisoire, où l’homme déploie sa subjectivité pour construire une stabilité relative, éphémère. (Pierre Hemptinne)
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