Pour Gérard Briche, « l’idée européenne a d’abord été l’idée de reconstruire une économie « à l’occidentale » dans l’ouest d’une « Europe » pensée comme la partie européenne du « monde libre ». Disons les choses clairement : il s’agissait de reconstruire une économie capitaliste susceptible de faire barrage (et secondairement de constituer un exemple) face au « socialisme réel » sous obédience soviétique. Loin d’être une aide philanthropique à la reconstruction européenne, le « plan Marshall » avait comme objectif de relancer la valorisation capitaliste après la « purge » qu’avait constitué la deuxième guerre mondiale. Cela nécessite quelques explications. L’économie « à l’occidentale » est, disons le mot, une économie capitaliste. Une économie dont le but réel n’est pas de produire des biens et des services utiles aux hommes, mais de produire de la valeur capitalisable. Autrement dit, de produire des marchandises dont le but n’est pas qu’elles puissent satisfaire des besoins humains, mais qu’elles soient vendues, achetées, qu’elles se réalisent en argent, et que cet argent soit réinvesti dans une économie produisant des marchandises. »
Gérard Briche s'exprime sans détour et sans fard, je pense qu'il convient de nous en féliciter, et de le suivre daans son exposé.
Michel Peyret
Mercredi 29 octobre 2014
« L'Europe est une idée » suivi de « Apostille sur l'annexion de la presqu'île de la Crimée par Vladimir Poutine », par Gérard Briche
L’Europe est une idée
Gérard Briche*
Les événements qu’a vécus l’Ukraine au début de 2014 ont pour conséquence qu’on ne peut pas, qu’on ne peut plus de parler de l’« Europe » comme d’une évidence. L’Ukraine fait-elle partie de l’Europe ? Cette question n’a en réalité guère de sens. Elle ressemble à la question : la Turquie fait-elle partie de l’Europe ? qui suggère, de manière fallacieuse, que l’« Europe » est une entité qui existe et dont on fait partie… ou non.
Rappelons que la Grande Grèce, à l’époque de Platon, s’étendait sur de bien plus vastes territoires que la Grèce d’aujourd’hui. Elle incluait, entre autres, les côtes de ce qu’on appelle aujourd’hui la Turquie, ce qui fait d’ailleurs que bien des Grecs célèbres seraient aujourd’hui assez peu grecs : ne parlons même pas de la ville de Troie, mais évoquons par exemple le nom du célèbre Thalès. Thalès : un Turc ? mais vous n’y pensez pas !…
Bien des hommes politiques se revendiquent de cette « sensibilité européenne » (?) qu’ils auraient et que d’autres n’auraient pas, ce qui à leurs yeux constituerait un critère de démarcation majeur. Opposer cette « Europe » aux « nations », comme si celles-ci relevaient d’une vision un peu étriquée des choses, constitue un sophisme standard ; nous verrons que ce sophisme se fonde sur une illusion, celle qu’existerait encore un « Etat-nation » et un capital national.
Mais plutôt que de considérer la « grille » européenne comme une évidence, et d’y placer telle ou telle nation, sans doute faudrait-il considérer la validité même de cette grille. Bref, avant même d’utiliser cette catégorie, opérer une critique de cette catégorie elle-même : opérer une « critique catégorielle » pour reprendre une expression de Robert Kurz.
De quoi l’Europe est-elle le nom ?
Europe : entité constituée de différentes nations et un nom d’abord employé pour nommer cette entité « européenne » supra-nationale. Une entité supra-nationale qui a d’abord été fantasmée dans les marges du nazisme comme l’épiphanie d’une « grande Allemagne » dont le territoire, de l’Atlantique à l’Oural, n’aurait été peuplé que de populations « aryennes ». Inutile de s’attarder sur ces rêves dont on n’oubliera pas, cependant, qu’après la chute de ce Reich qui prétendait durer mille ans, ils ont constitué la base idéologique de quelques groupes néo-nazis.
Europe : entité qui a constitué le territoire du « plan Marshall » qui, après la deuxième guerre mondiale, a permis à l’économie états-unienne d’aider les pays « alliés » à se reconstruire. Les soldats états-uniens avaient apporté, outre leur aide, le chewing gum et le Coca-Cola ; le « plan Marshall » avait pour but d’affirmer le capitalisme keynésien dans les pays situés à l’ouest des pays sous influence soviétique. Il s’agissait donc d’unifier « les nations libres » en un système économique faisant barrière au « socialisme réellement existant », et de constituer un marché unique dont les succès indiscutables ont permis de parler de « Trente Glorieuses » : trente années de paix fordiste.
La période exceptionnelle de croissance continue dans l’après-guerre, dans les pays occidentaux, semblait confirmer les intuitions de Keynes, et la doctrine économique allemande, dite « économie sociale de marché » [soziale Marktwirtschaft] en était une application exemplaire. Certes, l’économie allemande, et le principe d’une gestion de l’économie à laquelle était associée la force syndicale, était un cas d’école. Et même si ces trente années de croissance ont été en France trente années pendant lesquelles les syndicats bénéficiaient d’une reconnaissance toujours plus grande, la « dispersion » entre plusieurs syndicats était souvent présentée comme un handicap, quand on la comparait à la situation allemande.
L’idée européenne a d’abord été l’idée de reconstruire une économie « à l’occidentale » dans l’ouest d’une « Europe » pensée comme la partie européenne du « monde libre ». Disons les choses clairement : il s’agissait de reconstruire une économie capitaliste susceptible de faire barrage (et secondairement de constituer un exemple) face au « socialisme réel » sous obédience soviétique. Loin d’être une aide philanthropique à la reconstruction européenne, le « plan Marshall » avait comme objectif de relancer la valorisation capitaliste après la « purge » qu’avait constitué la deuxième guerre mondiale. Cela nécessite quelques explications.
L’économie « à l’occidentale » est, disons le mot, une économie capitaliste. Une économie dont le but réel n’est pas de produire des biens et des services utiles aux hommes, mais de produire de la valeur capitalisable. Autrement dit, de produire des marchandises dont le but n’est pas qu’elles puissent satisfaire des besoins humains, mais qu’elles soient vendues, achetées, qu’elles se réalisent en argent, et que cet argent soit réinvesti dans une économie produisant des marchandises.
Dans cette logique marchande, la valeur des marchandises n’est pas leur utilité réelle, mais le fait qu’elles soient achetées (réalisées en argent). Il s’agit donc de produire en direction d’acheteurs solvables ; les acheteurs riches, susceptibles d’acheter des produits « de luxe » à forte valeur ajoutée, sont bien préférables à des consommateurs sans pouvoir d’achat et réduits, dans le meilleur des cas, à acheter des produits de piètre qualité (qualité d’autant plus faible que, pour qu’ils permettent de dégager une valeur capitalisable, on les produit de manière à ce que leur utilité réelle soit la plus faible possible). Ceci dit, la logique marchande ne néglige pas nécessairement des marchandises utiles ; le marché fait la loi, et s’il y a une demande pour des produits réellement utiles, et que cette demande est solvable, on produit ces marchandises.
Parce qu’une économie capitaliste a pour objectif réel de valoriser de la valeur, elle privilégie les secteurs qui permettent de dégager de la valeur plutôt que des secteurs qui ne le permettent pas.
Certes, une autorité gouvernementale peut, de manière volontariste, « doper » une consommation insuffisante et susceptible de bloquer le processus de la réalisation de valeur, en créant fictivement de l’argent par la création de monnaie, et en faisant le pari que cette monnaie représentant une valeur fictive n’est qu’une anticipation sur une valeur produite dans le futur. Cette variante du principe de « cavalerie » est classique dans le capitalisme, et les banques en sont l’instrument. Elles permettent de disposer d’argent qui anticipe sur une valeur produite ultérieurement. Un dispositif dont chacun fait usage de manière courante (c’est le mécanisme du crédit), mais qui est essentiel au capitalisme pour permettre au capital de se diriger vers les secteurs les plus intéressants, c’est-à-dire les mieux susceptibles de valoriser ce capital, sans que cet argent soit dès le départ la représentation d’une valeur produite.
Dans cette logique, on comprend pourquoi une guerre est une excellente chose. Elle laisse un territoire dévasté qu’il faut reconstruire, avec une population qui a besoin de marchandises (c’est-à-dire une population dont les marchandises ont besoin). Constituer l’Europe en territoire à (re)construire était une opportunité que les Etats-Unis n’ont pas laissé passer. Mais en réalité, cette « Europe » était celle des pays fortement industrialisés et avant tout celle de la France et de l’Allemagne, producteurs de charbon et d’acier. Et son agrandissement à d’autres pays, mais toujours sur la base de l’économie capitaliste, ne pouvait qu’aboutir à des situations ingérables, quand a été entreprise l’intégration de pays capitalistiquement dépendants. C’est-à-dire quand a été entreprise la constitution de l’Union européenne (2009 : Traité de Lisbonne ; l’UE compte à ce jour vingt-huit pays).
[...]
Dans la suite de cet article :
- Le mythe de l'Union européenne
- La crise, et la crise des « pays du sud »
- Apostille sur l'annexion de la presqu'île de la Crimée par Vladimir Poutine
La suite de l'article de G. Briche dans le lien PDF suivant :
Voir le Fichier : LEurope_est_une_idee_Gerard_Briche_2014_revue_Outis.pdf
* Gérard Briche collabore depuis le début des années 2000 aux revues allemandes KRISIS et EXIT ! au sein du courant de la critique de la dissociation-valeur.
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