O mer, nous sommes assis loin de toi et tout en contant, nous tournons vers toi nos pensées, notre amour, en t'invoquant nommément et à voix haute. Tu dois être présente dans notre récit, comme tu l'as toujours été et comme tu le seras toujours en secret... Désert sibilant, tendu de gris pâle, plein d'humidité amère, dont un gout salin reste à nos lèvres. Nous marchons, sur un sol légèrement élastique, parsemé d'algues et de petits coquillages, les oreilles enveloppées de vent, de ce grand vent, vaste et doux, qui parcourt l'espace librement, sans frein ni malice, et qui étourdit doucement notre cerveau, nous marchons, nous marchons et nous voyons les langues d'écume de la mer, prise dans un mouvement de flux et de reflux, s'étendre pour lécher nos pieds. Le ressac bouillonne, vague sur vague, se heurte avec un son clair et assourdi, et bruit comme une soie sur la grève plate, ici comme là-bas, et plus loin, sur les bancs de sable, et cette rumeur confuse, remplissant tout, et qui bourdonne doucement, ferme notre oreille à toute voix du monde.
Thomas Mann, La montagne magique (coll. Livre de Poche/LGF, 2000)
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