La colonisation est-elle une époque révolue ?

Par Alaindependant

Le site qui publie ce texte, TDC (Textes et documents pour la classe), s'intitule : La Revue des enseignants.Cette revue propose tous les quinze jours un dossier complet consacré à un thème à dominante arts, littérature, histoire, géographie, sciences en éducation à la citoyenneté.

C'est dire que ces dossiers peuvent également intéresser d'autres personnes souhaitant s'informer, connaître, développer leur culture...

J'ai en conséquence pensé que je pouvais faire connaître ce site à mes lecteurs habituels avides d'informations sérieuses et de débats.

Le thème ici retenu n'est, évidemment, pas innocent, puisqu'il s'intitule : « Contre le colonialisme ».

Michel Peyret.


Contre le colonialisme

Français-histoire / 3e-2de-1re

Par Alice Achille, professeure de lettres modernes

DOCUMENTS

Un poème satirique

DOC A Léon-Gontran Damas, « Solde », in Pigments, 1937.

Un discours dénonciateur

DOC B Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, 955.

Une violente diatribe

DOC C Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, 1939.

Un réquisitoire dramatique

DOC D Léopold Sédar Senghor, « Chaka poème à plusieurs voix », in Éthiopiques, 1956.

Évocation de la ville coloniale

DOC E Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique, 1950.

Un constat pessimiste

DOC F Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, 1961.

ANALYSES DES DOCUMENTS

Un poème satirique

Léon-Gontran Damas, originaire de la Guyane, propose dans un poème humoristique et satirique une réflexion sur le déracinement et l’assimilation. Contrairement à Aimé Césaire, son ami de lycée à qui ce poème est dédié, et à Léopold Sédar Senghor rencontré un peu plus tard à Paris, il adopte une expression simple et efficace, recourant souvent au registre familier. Il raille la comédie des salons parisiens où règnent des simulacres dignes du salon des Verdurin, le costume européen d’apparat, la mondanité. Il évoque sa solitude de jeune étudiant perdu « parmi eux » ; il partage cette expérience avec Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor, tous trois fondateurs du concept de négritude. Il discrédite la parole vaine des mondains et leurs prétentions intellectuelles qui couvrent mal les intérêts les plus bas. Cette saynète est rendue vivante grâce au jeu des répétitions, au rythme et à la musicalité.

Le vêtement et les rituels sont les redoutables armes symboliques de l’assimilation imposée au colonisé et vécue comme une aliénation et une humiliation qu’il dénonce : atteinte à sa dignité soulignée par l’anaphore « j’ai l’impression d’être ridicule », affaiblissement et déformation du corps entravé et caché par des vêtements d’emprunt, maladie. Il clame son inadaptation à cette société symbolisée par la souffrance des orteils.

Damas passe de la savoureuse caricature des métropolitains, qu’il prive de toute identité (« ils », « eux »), et de ses plaintes à un aveu de culpabilité. Accepter la comédie sociale parisienne fait de lui un « complice », un « souteneur ». Les violentes images finales de l’« égorgeur » et des mains ensanglantées traduisent la pire des complicités avec les crimes de la colonisation perpétrés au nom de la civilisation, dénoncée ironiquement par la typographie qui imite la suffisance de la prononciation. Le titre « Solde », polysémique, privé d’article, est riche de son ambiguïté : mercenaire à la solde de la civilisation, il veut solder sa culpabilité par l’écriture poétique

Un discours dénonciateur

Aimé Césaire, en héritier de la tradition du discours polémique, rédige son Discours sur le colonialisme dans la période agitée de la décolonisation. Conscient de l’effroyable poids politique et culturel du colonialisme que la départementalisation des « vieilles colonies » votée dix ans auparavant n’a pas levé, il compose un dialogue fictif dans lequel il s’oppose à un adversaire anonyme par la voix du colonisateur, que le pronom « on », les questions rhétoriques ainsi que la violence verbale, signe de son orgueil et de son absence de lucidité, discréditent.

Dans un discours argumentatif polémique structuré en quelques grandes thématiques, Césaire part de constats (« je vois », « j’entends », « je parle ») pour réfuter point par point les arguments du colonisateur, fier de sa mission civilisatrice : offrir aux colonies une organisation sociale moderne, la culture, le progrès sanitaire et le développement économique. Pour Césaire, la réalité c’est la destruction des civilisations et des religions, le mépris, l’imposition d’un modèle d’organisation sociale hiérarchisée et l’exploitation économique au profit des colonisateurs. Il dénonce la complicité d’« élites décérébrées », les pertes irrémédiables « d’extraordinaires possibilités ».

L’argumentation est portée par le lyrisme et le pathétique de l’expression. Homme révolté, blessé, comme en témoignent le jeu des sonorités, les amples énumérations et les anaphores, en empathie avec les victimes, il étudie les conséquences pour le colonisé condamné à l’avilissement, à la déshumanisation (la « chosification » mise en valeur par la typographie).

Le bonheur de la société précoloniale, celle du « bon sauvage », dont les valeurs « piétinées » sont l’égalité, le respect d’autrui, la sagesse d’un mode de vie en harmonie avec la nature, est perdu. Dans un combat verbal inégal auquel on pourrait reprocher son manichéisme, l’auteur ayant grandement réduit son adversaire au silence, Césaire déploie un puissant souffle lyrique et sa maîtrise de l’art oratoire.

Une violente diatribe

La colonisation pour les écrivains de la négritude n’est pas une période révolue, malgré l’abolition de l’esclavage. Aimé Césaire dans sa première œuvre, Cahier d’un retour au pays natal, dénonce la dégradation réelle de la Martinique, loin de l’image exotique idyllique. En une violente diatribe, il dresse un constat : la société et les mentalités n’ont pas évolué depuis l’époque des « habitations » (propriétés productrices de canne à sucre). Les planteurs ont la nostalgie du « bon nègre », esclave coupeur de canne, soumis par la violence physique et sociale. Victime aliénée de la connivence entre l’Église et le colonisateur, le colonisé adopte le discours du colonisateur qui affirme que son état émane d’une fatalité d’ordre divin (« les hiéroglyphes fatidiques »), par manque de curiosité, par incapacité à utiliser la violence pour répondre à la violence.

Un négrier est d’abord celui qui s’enrichit grâce à la traite des Noirs et par analogie le bateau qui transporte les esclaves. En une savante métaphore filée qui associe le bateau et la société antillaise contemporaine, le poète montre que, contrairement aux apparences, l’ordre colonial n’est pas aboli : enrichissement matériel, pouvoir pour les maîtres du bateau, maltraitance dans la cale, mépris du peuple lisible dans le vocabulaire raciste et les préjugés (« cargaison », « braillard », « négraille », allusion à l’odeur). Les premières révoltes ne provoquent que de violentes représailles, déni de toute justice, selon le caprice du capitaine.

Césaire prophétise le temps de l’inéluctable révolte. L’étape de « la vieille négritude » est terminée. Le négrier, personnifié en corps malade, est condamné. Les personnifications, le bruit, l’image du corps terrassé par la maladie et par la douleur, conjuguent la mort et la vie. Des vies sacrifiées naît la libération, du sang versé la régénérescence. Le peuple prisonnier, conscient de sa force, résiste à l’assimilation et sort enfin victorieux des cales.

Homme politique et poète visionnaire dans la tradition hugolienne, Césaire décrypte l’Histoire à travers les images de « la fulgurance d’un signe » et de l’élargissement de l’horizon. Inspiré par le surréalisme, il sait aussi allier avec brio l’art de la polémique et le lyrisme, chantant la souffrance ancestrale et l’exaltation du moment de la révolte. Porte-parole de la nouvelle négritude et de la désobéissance légitime du « bon nègre », il reprend avec orgueil les termes injurieux des anciens maîtres pour en faire une arme : « Et elle est debout la négraille. »

Un réquisitoire dramatique

Léopold Sédar Senghor, reprenant la légende de Chaka, très connue en Afrique, évoque comme Césaire la colonisation. Son poème dramatique marie diverses sources littéraires. Il s’inspire de la culture classique occidentale (présence d’un chœur à l’antique, dialogue théâtral entre le héros épique et la Voix blanche, reprise du verset claudélien pour le souffle ample). À la culture africaine, il emprunte les répétitions, les incantations, la syntaxe libre (dissymétrie, anaphore, syncope) et les images expressives de la poésie orale. Il tisse étroitement le texte avec le rythme et la tonalité du tam-tam funèbre.

À la Voix blanche qui mène le procès, Chaka, accusé de tyrannie, de haine et de meurtre, répond par un réquisitoire contre les exactions de la colonisation. Il en a eu une vision prémonitoire en songe : paysage saccagé et emprisonné ; osmose rompue avec la nature, vitale pour un animiste ; abandon de l’agriculture traditionnelle, évoquée avec lyrisme par Senghor qui renoue avec ses origines paysannes ; vie éteinte au profit de l’industrialisation ; travail dévoyé. La souffrance et la misère du peuple africain se disent en images pathétiques. Pour instaurer le commerce triangulaire, le colonisateur a trahi l’accueil et la confiance de ses hôtes en usant de mensonge et de violence. S’enrichissant, il a dépouillé l’Afrique de ses précieuses richesses par un marché de dupes. La violence de Chaka, qui a voué sa vie à son peuple, est justifiée : « Je n’ai haï que l’oppression. »

Si Césaire invoque l’image de la colonisation pour appeler à la révolte, Senghor, s’affranchissant de la réalité historique, forge le mythe des origines et de l’unité africaine. Il appelle à la réconciliation, à la fraternité et au métissage entre les civilisations. Senghor fait de Chaka, le guerrier glorieux qui a résisté au colonisateur, le double du poète. Il est le visionnaire, le griot habité par l’inspiration divine, « l’Orphée noir », chargé de transmettre la tradition orale et de défendre les « souffrances bafouées ». À ceux qui reprochent aux poètes de la négritude d’écrire dans la langue de la soumission, Senghor répond que le français, enrichi par le métissage linguistique, est universel.

Évocation de la ville coloniale

Marguerite Duras, qui a passé son enfance en Indochine, évoque la ville coloniale comme une utopie, symbole du colonialisme triomphant. Ce monde ordonné semble parfaitement isolé, différent du monde environnant. Il est un « sanctuaire », réservé à la minorité des riches blancs. Espace vaste, calme, il respire l’abondance, nimbé d’une fraîcheur qui nie le climat. Cette ville est un hymne à la modernité et à la technique par ses matériaux de construction, par les voitures et les taxis de marque. Absence de travail, oisiveté affichée, frivolité et luxe définissent les règles de vie de cette société apparemment libérée de toute pesanteur et des contraintes humaines.

Mais cette ville, présentée à son heure de gloire, n’est qu’une utopie dégradée : elle ne construit pas une société idéale car son principe fondateur est l’argent. Reliquat du passé, elle n’incarne pas l’avenir, comme en témoigne la référence au zoo abritant une espèce menacée. Elle choisit son divertissement, l’alcool destructeur. Ce décor ne sert qu’à la mise en scène narcissique et mortifère de l’existence de cette société. Les fleurs, les palmiers, « en pots », comme les garçons déguisés en Européens, seules présences originaires du pays, sont coupés de leurs racines et dénaturés, réduits à l’état d’accessoires décoratifs.

Derrière le décor, on découvre la réalité de l’espace des plantations, monde des travailleurs indigènes. La disproportion des chiffres souligne la profonde injustice imposée à un grand nombre d’hommes soumis par une minorité qui s’est accaparée les terres. La dureté du travail est symbolisée par le sang. L’image de l’arbre et de l’homme, comparaison déjà présente dans la ville, montre que le latex, sève vitale de l’hévéa, est révéré car très rentable alors que le sang humain est sacrifié à la productivité. Duras dénonce la confiscation des terres, l’exploitation des ressources et des hommes au seul profit des colonisateurs qui amassent de colossales fortunes. Cette double évocation montre sans ambiguïté que le narrateur prend parti contre la ville des Blancs et dénonce la cécité du monde occidental, qui n’a pas anticipé les rébellions des victimes de l’oppression coloniale

Un constat pessimiste

Les colonisateurs ont imposé le modèle de la ville coloniale sur tous les continents ; en juxtaposant ville blanche et ville traditionnelle, ils ont inscrit la ségrégation dans l’espace urbain. Frantz Fanon, originaire de la Martinique, définit le monde colonial comme un champ de réflexion et d’action particulier. Nourri par son expérience de psychiatre, notamment en Algérie, ses études de philosophie et son engagement politique, il écrit en 1961 une dénonciation radicale du colonialisme, Les Damnés de la terre.

La démarche originale de Fanon montre le lien entre espace, société et psychologie, et fait d’un constat pessimiste un postulat. L’espace colonial, partageant la société en deux zones inconciliables, la prive de toute cohérence et d’unité, ce qui induit un principe logique d’exclusion. Fanon dépeint en miroir les deux villes à travers les regards croisés de leurs habitants. Nourris de fantasmes et de clichés, ces regards traduisent l’inconscient colonial et l’irréversible incompréhension des deux mondes. Pour le colonisé, la ville des Blancs est un espace interdit, inaccessible même par l’imagination (répétition de « jamais »). Elle est perçue comme opulente, moderne, ordonnée et oisive. Mais elle incarne surtout le scandale de l’inutile et de l’absurde (corps du colon caché et invisible, de bonnes chaussures pour des rues lisses, le gaspillage des poubelles). Personnifiée, cette ville est jugée en termes ambivalents : la condamnation morale se teinte de fascination pour le colon privilégié.

Pour le colonisateur, la ville des colonisés ou des indigènes se définit par la confusion des lieux et des hommes, l’indéfini, le danger, le désordre, le manque d’espace, le dénuement et la masse. Elle est incompréhensible (« n’importe quoi », « n’importe comment », « n’importe où »). Les termes péjoratifs « mal famés », « bicots », « nègres » expriment le mépris des Blancs. La ville, personnifiée, est soumise, « vautrée ».

 La partition de l’espace provoque des comportements individuels que le psychiatre étudie à travers les regards qui s’épient et qui fixent chacun dans une image aliénante. Le regard du colonisé, trahissant envie et frustration, est vécu comme une menace, ce qui nourrit méfiance et peur. Fanon donne la clé de cette aliénation : la colonisation, totalement illégitime, a partagé le monde colonial en espèces et races antagonistes. En s’emparant de la ville blanche, les colonisés redeviendront acteurs libres de leur histoire et prépareront l’avènement d’un homme nouveau.