Jacob Philipp Hackert (Prenzlau, 1737-San Piero di Careggi, 1807),
L'éruption du Vésuve, 1774
Huile sur papier marouflée sur bois, 61 x 87 cm, collection privée
Une folie. C'est la première réflexion que je me suis faite lorsque j'ai appris le lancement, grâce aux forces conjointes de la Fondation Haydn de Bâle et de l'éditeur Outhere music, du projet Haydn 2032. Ses concepteurs sont partis d'un constat simple, celui qu'il n'existe aujourd'hui aucune intégrale des symphonies du maître d'Esterháza sur instruments anciens, les deux cycles entrepris par Roy Goodman (Hyperion) et Christopher Hogwood (L'Oiseau-Lyre) étant demeurés inachevés, tandis que d'autres chefs – Frans Brüggen bien sûr, mais également Nikolaus Harnoncourt, Trevor Pinnock, Sigiswald Kuijken ou encore Bruno Weil – n'ont gravé que des anthologies plus ou moins larges. Ils ont donc décidé de confier au chef Giovanni Antonini et à l'ensemble Il Giardino Armonico, fondé en 1985 et qui s'est surtout fait un nom grâce à ses interprétations décapantes des œuvres de Vivaldi au début des années 1990, que devraient rejoindre ensuite les forces du Kammerorchester Basel, d'enregistrer, d'ici 2032, année tricentenaire de la naissance de Haydn, ses 107 symphonies (104 numérotées, deux étiquetées A et B, une concertante), en les mettant en regard, ce qui est une excellente idée, avec des œuvres de ses contemporains, pour mieux faire entendre dans quel contexte elles s'inscrivent.
Dans cette logique, le premier volume, intitulé La Passione, propose trois pages haydniennes et la musique du
ballet pantomime Don Juan ou le Festin de Pierre composée par Gluck pour Vienne en 1761. Cette dernière œuvre, non seulement pleine de charme descriptif mais écrite d'une plume très
maîtresse de ses effets, demeure encore assez peu connue malgré un bel enregistrement déjà ancien de Tafelmusik (Sony Vivarte, 1993) ; elle est pourtant d'une importance insigne dans
l'histoire de la musique de la seconde moitié du XVIIIe siècle puisqu'elle constitue, en particulier dans son Allegro non troppo
conclusif, une manifestation précoce et tonitruante d'un mouvement qui allait secouer – le verbe n'est pas exagéré – les pays germaniques durant une vingtaine d'années : le Sturm und
Drang (« tempête et élan »).
Haydn ne resta pas à l'écart de l'influence du Sturm und Drang, bien au contraire ; quitte à faire hurler les
thuriféraires de la notion fumeuse de génie, il y fut même plus profondément et plus durablement sensible que Mozart chez lequel elle ne s'exprima que d'une manière pour le moins épisodique. Au
même titre que certains de ses quatuors à cordes (le fameux Opus 20), de ses sonates pour clavier ou de ses œuvres sacrées composées entre 1766 et 1775, ses symphonies de la même période
démontrent à quel point le compositeur sut se servir des avancées expressives qu'autorisait ce nouveau langage pour tenter des expérimentations et se frayer ainsi un chemin vers un style
original et personnel. La Symphonie en sol mineur Hob. I.39 qui ouvre le disque est probablement la plus ancienne de tout le groupe dit du Sturm und Drang, puisqu'elle
pourrait dater du printemps 1767. Elle annonce d'emblée la couleur avec un premier mouvement tendu et compact, un caractère que retrouvent le Menuet et le Finale, ce dernier parcouru par de
forts contrastes dynamiques ; cette tension d'ensemble n'est adoucie que par le mouvement lent, un Andante pour cordes seules dont la douceur détendue apparaît comme une éclaircie
entre deux lourdes averses.
Il faut dire un mot, pour finir, de la Symphonie en ré majeur Hob. I.1, qui est peut-être la toute première composée par Haydn, sans doute en 1757 alors qu'il se trouvait au service du Comte Morzin — je renvoie le lecteur curieux à ce billet de 2009 pour plus de précisions. Suivant, avec ses trois mouvements, le schéma de l'ouverture d'opéra qui donna pour une bonne part naissance à la symphonie comme genre indépendant, elle se distingue – déjà ! – par ce qu'elle révèle de la capacité qu'a Haydn de s'approprier un modèle et de le transformer en quelque chose qui porte sa griffe ; en effet, si l'Andante et le Presto final sont des pages d'un charme certain sans être outre mesure étonnantes, le Presto liminaire se révèle être, lui, une très belle trouvaille par son utilisation d'un lieu commun de l'époque, le crescendo initial popularisé par l'École de Mannheim, considérablement dynamisé et densifié par une série d'irrégularités rythmiques et de modulations. Tout Haydn est, pour ainsi dire, là dès le départ, avec son intelligence, son énergie et son humour.
Pour être tout à fait honnête avec vous, j'ai eu un peu peur, en découvrant le premier mouvement de la Symphonie en sol
mineur, qu'Il Giardino Armonico soit toujours cet ensemble qui a tendance à y aller un peu fort sur la cravache pour faire expressif, une des raisons pour lesquelles certains de ses
anciens enregistrements ont assez mal vieilli. Les musiciens ont, en effet, choisi de restituer les œuvres majoritairement orageuses rassemblées dans ce premier volume avec un emportement qui,
même s'il frôle parfois dangereusement la dureté, leur sied mieux qu'une approche trop tempérée et d'en faire saillir les angles en y jetant une lumière crue. Cette optique ne conviendra pas à
tout le monde et risque de faire grincer les dents des tenants de lectures plus « traditionnelles » (Antal Dorati, Thomas Fey...), à moins qu'elle ne leur fasse redécouvrir
complètement des partitions qui, abordées avec un brio qui a les moyens de ses ambitions – car si on joue souvent vite et fort ici, il faut reconnaître que la technique et la discipline sont au
rendez-vous –, ont tout de même fière allure.
Ce premier volume est, d'un point de vue musical, globalement cohérent et réussi et je le recommande donc sans hésiter à ceux d'entre vous que ce répertoire intéresse et que j'espère nombreux. Je suis plus réservé sur l'aspect éditorial qui me semble employer de grands moyens pour un résultat décevant ; chacun appréciera ou non les illustrations selon son goût, mais force est de constater que les textes d'accompagnement sont peu informatifs, quelquefois inutilement grandiloquents ou un peu creux à force de vouloir paraître légers. On espère que les prochaines productions verront une évolution sur ce plan tout en conservant le même enthousiasme dans l'interprétation ; la suite de cette entreprise est, en tout cas, attendue avec un véritable intérêt.
Il Giardino Armonico
Giovanni Antonini, direction
1 CD [durée totale : 70'51"] Alpha 670. Ce disque peut être acheté sous forme physique en suivant ce lien et au format numérique sur Qobuz.com.
Extraits proposés :
1. F.J. Haydn, Symphonie en ré majeur Hob.I.1 : [I] Presto
2. C.W. Gluck, Don Juan : [XV] Allegro non troppo
3. F.J. Haydn, Symphonie en fa mineur Hob.I.49 « La Passione » : [I] Adagio
Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
Une vidéo de présentation du projet réalisée, avec sa pertinence coutumière, par Colin Laurent peut être visionnée ci-dessous :
Illustrations complémentaires :
Joseph-Siffred Duplessis (Carpentras, 1725-Versailles, 1802), Christoph Willibald Gluck, 1775. Huile sur toile, 80,5 x 99,5 cm, Vienne, Kunsthistoriches Museum
Ludwig Guttenbrunn (Vienne ou Krems an der Donau, 1750-Frankfurt am Main, 1819), Joseph Haydn, c.1770. Huile sur toile, localisation non précisée.
La photographie d'Il Giardino Armonico et de Giovanni Antonini en concert (Berlin, 21 juin 2014) est de Benjamin Pritzkuleit.