fLorsque je découvris ce morceau de gingembre blottis frileusement au fond de mon frigo, je fus d’abord pris de remords. Le pauvre morceau avait ses membres inférieurs qui tremblaient de froid. Et puis, tout à coup, ce fut comme une vision…un éclair quasi mystique . Mon morceau de gingembre avait soudainement quitté son enveloppe végétale et s’était transformé devant mes yeux ébahis, en une petite grenouille à la peau ocre clair.
Rassurez-vous, chers lecteurs, je n’avais pas, ce jour-là, abusé de substances que la loi réprouve. Non ! C’était seulement mon imagination vagabonde qui me jouait, comme tous les jours, des tours diaboliques.
Je me précipitais sur mon étau de montage et, en un tournemain, naissait sous mes doigts agiles, cette merveilleuse mouche que je baptisai la « Ginger », mouche qui devrait faire un malheur chez nos amis les brochets.
C’est drôle, à chaque fois que je pense à « Ginger » je ne peux m’empêcher d’y ajouter l’image de ma mère, une femme fantastique qui, depuis sa petite enfance en Allemagne, (avant que sa famille qui avait eu la chance de fuir les persécutions nazies ne vienne se réfugier en France) était tombée amoureuse du grand Fred Astaire.
Avec Ginger Rogers, il avait fait rêver des générations de petites filles dont Charlotte, ma petite mère.
Même à l’âge de plus de 70 ans, il lui arrivait fréquemment de mettre délicatement sur le tourne-disques cette musique si délicieuse et, toute seule (mon père avait une sainte horreur de tout ce qui venait de l’Amérique honnie !) elle se mettait à danser dans la salle à manger, les yeux mi-clos. Jusqu’au jour où, ma merveilleuse femme se mit à danser avec elle. L’extase…Oh ! Pas bien vite… La Charlotte était fragile ; fallait pas bousculer ses vieux os, craquant comme de la meringue.
Moi, je restais assis dans un fauteuil à jouir du spectacle de mes deux amours prenant leurs pieds. Et elles gloussaient comme des adolescentes et ma mère chantonnait à l’unisson ces vieux airs pleins de cette magie qu’Hollywood savait si bien créer à cette époque. Elle connaissait par cœur , ma mère comme si c’était son hymne national.
Ma femme lui susurrait à l’oreille des secrets sur Fred et Ginger :
« Savais-tu, Charlotte, que Ginger avait dit un jour qu’elle pouvait faire tous les pas de danse de Fred mais à l’envers et avec des talons hauts ! ”
La Charlotte était alors pliée de rire. Elle s’en étouffait presque…
Mais pourquoi je vous raconte tout ça ? Ah oui, c’est à cause de ma mouche «La Ginger ” ».
Si ma mère était encore parmi nous, pour sûr qu’elle serait devenue sa mouche favorite.