Magazine Culture
Cela faisait 6 ans déjà qu’on attendait un nouveau roman d’In Koli Jean Bofane, scribe talentueux venu de RDC. Son précédent ouvrage, Mathématiques congolaises,avait marqué les esprits par l’ingéniosité et la malice avec laquelle le romancier croquait les coulisses d’un pouvoir politique prédateur en République Démocratique du Congo. Dans Congo Inc., il s’est appliqué à récidiver en déployant plus de facéties à décrire les impacts de la mondialisation sur son pays et la place centrale de ce dernier et des petites gens qui l’habitent dans ce système féroce, désormais incontournable.
Pour cela, Bofane choisit de camper son personnage central au travers de la figure la plus improbable possible : Isookanga, un jeune pygmée ekonda.
Bofane ou l’art du contrepied
En effet, quoi de plus surprenant que d’imaginer ce personnage atypique, au cœur de la forêt équatoriale, déjà marginal au sein de son clan par le fait de sa « haute » taille toute relative, fruit des vagabondages sexuels sa tendre mère. Isookanga est un marginal au sein de son clan ékonda. Ce dernier est lui-même singulier au sein des populations mongo. Les ékonda sont de petites tailles et, par conséquent, assimilés aux pygmées. La rupture d’Isookanga n’est cependant pas que morphologique. Le jeune homme est également très éloigné du respect que son peuple voue à son environnement naturel. Il est tout émoustillé par l’inauguration en grande pompe d’un pylône de télécommunications qui va relier sa localité au reste de la planète. Isookanga est un mondialiste et un mondialisant. D’ailleurs, le jeune est connecté à la Toile sur laquelle il joue en ligne sur Raging trade, terrifiant jeu initiant de tendres teenagersen de féroces prédateurs de l’exploitation des ressources minières de part le monde. Avec le portable chouré à une sociologue belge de passage dans la région, Isookanga est un maître dans ce jeu simulant avec cynisme les effets pervers de la mondialisation…
En introduisant ce personnage qu’on aura du mal dans la suite du roman à situer comme « héros » ou « antihéros »,Bofane illustre la technique extrêmement délicate du contrepied, que tennismen ou footballeurs connaissent bien. Elle surprend, enrage celui qui s’est fait prendre dans les méandres du stratège ou du dribbleur. Un pygmée pour être l’apôtre d’un modèle économique dévastateur, quoi de plus improbable... et pertinent. D'ailleurs, la mayonnaise prend.
Bofane ou la passion pour un pays et ses gens
Notre personnage se décide de tenter l’aventure de Kinshasa, loin d’une forêt dont les horizons sont bouchés par des troncs d’arbres à perte de vue. L’arrivée d’IsooKanga dans cette mégapole de 12 millions d’habitants va permettre à Bofane de mettre en scène une multitude de personnages qui vont donner à la fois toute la saveur à ce roman, mais également plongé le lecteur dans l’âme, les joies et la souffrance d’un peuple. Naturellement, je ne vous dépeindrai pas tous ces personnages, extrêmement nombreux, faisant penser aux multitudes de solitudes que superposaient feu Garcia-Marquez. Parmi ces gens, il y a les shégués. Les enfants de la rue de Kinshasa. Ce n’est pas la première fois que la littérature africaine traite la question des enfants de la rue. Déjà, dans les années 60, Mohamed Choukriportait son propre regard sur l’enfance dans la rue. Ici, est tracé plusieurs postures de ces shégés : Enfant soldat, enfant sorcier, orphelins victimes de la guerre, les profils sont différents. Et pour les décrire, Bofane qui communique beaucoup d’émotions dans cet aspect du roman, n’hésite pas à présenter les choses avec bonne humeur. Modogo, l’enfant-sorcier. Shasha la Jactance, l’adolescente qui se prostitue. Omari Double lame, l’ancien enfant-soldat, Gianni Versace, l’amateur de griffes… Isookanga recueilli par ces shégués ne verse pas dans la compassion et l’empathie à l’endroit de ces enfants aux trajectoires si singulières. Il est un opportuniste obsédé par le désir de matérialiser son rêve de mondialisation.
Isookanga ou la mondialisation des cynismesUne des caractéristiques de ce roman, est le positionnement géographique élargi des personnages. Mbandaka au Nord du Congo, Kinshasa, Kinsagani, New York, Chongkin, Vilnius. Autant de lieux. Une multitude de personnages. Congolais, Belge, Chinois, Uruguayen, Lituanien, Rwandais, Américain, Français. Les scènes de ce roman, les terrains d’action sont multiples. La RDC est naturellement au cœur de cette narration. Que ce soit de la terre à priori sauvage et « préservée » de la grande forêt équatoriale, que ce soit la mégapole Kinshasa, où les villages de l’est du pays, espace où règne l’arbitraire des Seigneurs de guerre, éléments supplétifs des Multinationales. Mais le Congo est au centre de la mondialisation, aussi l’intrigue se déroule également dans une ville secondaire mais pourtant tentaculaire de Chine ou à New York. Au-delà de cet éclatement géographique, la réussite de ce roman est dans le travail sur les personnages qui sont, pour la plupart, préoccupés par des questions obsessionnelles mercantiles et de domination. Quelle différence faire entre un haut fonctionnaire chinois employant toute sa puissance pour déposséder un individu, un seigneur de guerre congolais qui ignore ce que pitié et contrition signifient, un haut gradé lituanien des casques bleus, corrompu jusqu’à la moelle ou un jeune ékonda dont l’unique ambition est d’exploiter -à quelle fin? – les ressources de son espace.
Naturellement, on aurait aimé que Bofane creuse un peu plus les motivations de ce jeune homme. Isookanga n’a pas un Tintin, pas un de ces abrutis de première à qui on va faire avaler n'importe quelle pilule. Il veut manger à la table des grands. Tout est une affaire de business. Ses valeurs sont plus américaines que mongo, plus consuméristes qu’animistes et respectueuses de l’habitat naturel qui lui a été transmis. D’une certaine manière, en nous sortant de sa forêt un pygmée capitaliste, Bofane se rit du monde dans lequel on vit. On aurait aimé qu’Isookanga soit plus vertueux, mais pourquoi le serait-il ? Le pygmée aurait-il le monopole du cœur sous prétexte qu’il vivrait à l’abri des ondes hertziennes et du Wi-fi ? Si la corruption touche ce type d’individu, que restera-t-il des poumons de la terre dans quelques années? Il est mondialiste et mondialisant, il n’en a rien à battre de vos délires écologistes. Il veut sa part du gâteau. C’est un cynique.
Je retrouve là chez Bofane, une idée dans la construction de ses textes que j’avais déjà rencontré dans son roman Mathématiques congolaises. A savoir qu’il ne connait ni le noir, ni le blanc, maisque le gris le passionne. Isookanga est complexe. Comme le Tutsi Bizimungu questionnera malgré les horreurs qu’il a commises quand par un monologue il transmettra un peu de son histoire.
In Koli Jean Bofane, Congo Inc.
Editions Actes Sud, première parution en Mai 2014
Voir également les avis des Influences, de François Busnel (L'express), de Colette Braekman, de Valérie Marin La Meslée. Ainsi que son intervention à La Grande Librairie.