Le XVème siècle aura été témoin d’un engouement particulier pour l’antique : on allait fouiller des fragments ruinés, ou découvrait dans les grottes des morceaux de visages olympiens qu’on qualifiait aussitôt de grotesques, on remontait en imagination par le dessin les colonnes, lisses ou cannelées pour y lire la silhouette du style (l’étymologie lie style à stylo, que l’on ne peut s’empêcher de rapprocher du latin stilus, le poinçon ou stili, l’épieu, ce qui amène semble-t-il à la colonne ou à l’étais). Ainsi, établit-on à rebours les canons et les ordres grecques, entendu que c’était là une perfection originelle que Rome, rustre, avait émoussé, vulgarisé. Dorique, ionique, corinthien donc, bientôt complétés du toscan et du composite. Encore, si la distinction est claire sur le papier, la réalité de pierre est un peu plus libérale. L’origine supérieurement pure est bien plus souvent un fantasme qu’une réalité généralisée. Faut-il chercher encore cet homme primitif et non encore corrompu que laissent entrevoir les pages du Discours de Rousseau ? (…)
On en était arrivés à évoquer Prinzhorn et les quelques pulsions primitives fondamentales qu’il plaçait à l’origine de la plupart des comportements humains (expression, jeu, ornement, ordonnancement, imitation). J’avais été enthousiasmé et avait voulu savoir comment avaient surgies ces idées éclairantes, à quelle date, pour me figurer la bascule. Question naïve, fantasme de pouvoir fixer un point d’origine auquel s’en tenir (à l’époque je découvrais tout, et chaque chose était une révélation définitive). Poser quelque chose de stable, une forme de barge à laquelle accoster toutes nos idées flottantes ou sur laquelle les hisser. Mais tout ça était dans l’air du temps, m’avait-on répondu : origine diffuse, mal repérable. Sans doute ne fallait-il pas voir l’idée comme un objet surgi mais un mouvement général qui associe parfois des choses et les font cheminer. C’est une question qui hante la science comme les religions : pouvoir établir un point de départ qui éclairerait rétrospectivement le présent et son mouvement. Mais jamais facile de déterminer un début. N’y a-t-il pas toujours un terreau sur lequel s’est construit l’origine et qui l’anticipe ? N’y a-t-il pas toujours un quelque chose avant l’origine depuis lequel advient la rupture repérable, de sorte que rien ne commence jamais absolument ? Le mystère c’est de savoir pourquoi il y a quelque chose et non pas rien. Et surtout, comment, par quel mouvement, le néant se retrouve défait, nié du fait du surgissement d’une première chose, sortie de lui. Manifestement, il est quelque chose d’impensable : dès qu’on le pose comme sujet on commence déjà à l’habiter d’une intension, on lui place déjà au ventre une sorte de confusion primordiale, de mer sombre de laquelle émergera un petit quelque chose promis à se développer, un condensé de matière surchauffée prête à jaillir, établissant ainsi à partir d’elle l’espace et le temps. Bref, derrière le grand mouvement d’expansion de l’univers que l’on connaît nous devons envisager un passage furtif et inexplicable à partir duquel la pensée se brouille et nos principes se ruinent : nous butons à la vitre. Une sorte de borborygme primordial ? Une sorte de trou noir où se perdent toutes nos hypothèses ?