Juste traverser l’exposition, regarder les tableaux, la peinture en oubliant la biographie.
« escalier, 48 rue de Lille » (1906). La lumière se dépose sur l’arrête des marches à devenir le sujet discret, diffus d’une vue qui n’insiste sur rien de particulier. Ni le palier, ni les marches dans leur développé, ni la courbure de la rampe ne sont abordés pour eux-mêmes et leurs qualités plastiques, comme sujets. On pourrait d’ailleurs croire à une vue mal cadrée, si ce n’est cette lumière qui lèche le nez des marches et révèle les moulures sur le bas d’une porte. C’est le jeu de la lumière se déposant sur les surfaces qu’il s’agit de peindre. Plus tard il y reviendra, plus radicalement encore. Les 57 années intermédiaires auront peut-être été une manière louvoyante de revendiquer cette passion bizarre : peindre la lumière sur un morceau de mur.
Sur ses vues de quais, très gauches, une touche qui cherche sa forme, hésitante, maladroite. Des zones particulièrement faibles dans la végétation. Et cette difficulté à représenter tout ce qui n’est pas cerné le tiendra toute ça vie, laborieux quand il s’agit de végétal, faux quand il s’agit de peindre une vague dont il ne parvient qu’à faire une dune bleue. A chaque tentative on le trouve très en dessous de Marquet qu’il semble prendre pour modèle. Il n’en a pas la vigueur ni le tempérament et ne parvient pas à l’unité décorative du maitre à cause de zones pauvres ou ratées, d’un bout de façade qui tombe. Pas la finesse ni les préciosités de Degas, qu’il admire et dont la délicatesse du dessin, des couleurs, des glacis et des visages est très éloignée de ses aplats sourds, de ses être charpentés à gros traits.
« deux silhouettes en haut des marches à Paris » (1906). Peinture d’architecture, la perspective donne toute son importance à la rampe de pierre. Le véritable sujet du tableau est cette rampe blanche de lumière, ou comment la lumière donne tout son relief visuel au volume jusqu’à retenir l’œil. L’image est architecturée par ce contraste.
Dans la série de gravures qu’il réalise entre 1915 et 1918, il se met à structurer davantage ses vues se rapprochant de la photographie par sa manière d’architecturer l’image par l’ombre et la lumière en contraste de noirs et blancs, par ses points de vue et ses compositions qui évoquent davantage l’instantané photographique que l’illustration d’imagination élaborée longuement. Quelque chose que l’on retrouve chez des peintres français comme Caillebotte et Degas et témoigne justement de l’intérêt qu’ils portent à l’époque à la photographie naissante. « Carmine street » en est un modèle du genre avec sa vue en plongée et le découpage de la silhouette, noir sur blanc. Il semble à ce moment que Hopper prenne progressivement pour sujet sa propre position de regardeur, adoptant les points de vue subjectifs de Degas et l’intimité qu’ils portent mais prenant surtout la mesure de ce que sa position d’observateur occupé à son dessin, donc distant, le place en retrait de l’action et des autres. Ainsi, ses images sont celles d’un tiers, d’un témoin ou d’un voyeur manipulant le réel pour en faire un petit récit ou une image susceptible de les illustrer tous. Jamais il n’est partie-prenante. On le croirait constamment derrière son dessin comme derrière un appareil photo imposant, la tête cachée sous le tissus noir à observer à l’envers un petit théâtre onirique. A l’abri des autres, donc, retenu par sa petite activité solitaire. Ainsi de celui qui regarde le tableau, comme à travers une fenêtre. Fondamentalement, les peintures de Hopper jouent de l’espace clos du tableau comme d’un théâtre aristotélicien rendu à l’organisation monoculaire de la perspective linéaire.
Pas de dynamisme, d’esquisse de mouvement dans ces villes mais un arrêt détouré et mis en scène par le dessin. Une image figée, extraite, prélevée, abstraite du continuum. Il ne peint pas la vie mais son souvenir.
En aquarelle, il rattrape la mollesse et les lourdeurs de son style un peu laborieux par la géométrie du sujet, le dessin des structures, des maisons sculptées, découpées par des lumières franches. Ne sait en revanche comme s’arranger des masses confuses des buissons, des buttes terreuses qui s’affaissent alors sur elles-mêmes. Le point de vue photographique, parfois posé comme ferait un agent immobilier pour donner à apprécier d’un bien, parfois en plongée, dramatise légèrement ces maisons ordinaires posées sur le paysage. De ce que l’on attende d’ordinaire d’un tableau de cette facture qu’il nous raconte quelque chose ou mette en scène des aspects pittoresques de l’existence fait de ces maisons des objets en attente, des sujets négatifs. En l’absence de scène qui se joue, le décor se révèle dans sa nudité.
Dans ses tableaux, il fabrique des images qui imposent la maison comme une figure par un effet scopique d’apparition, de révélation. Surgissement derrière le talus de la voie ferrée, dans la lumière et dans le vide du ciel de « house by the railroad » (1925) ou dans « Hodgkin’s house » (1928). Modèle totémique qu’il utilisera plusieurs fois de manière à dresser une présence. Dans un film de Hitchcock par exemple, ce serait un plan qui situerait l’intrigue à venir en en disant déjà la teneur dramatique.
Il devient plat et illustratif avec « New York pavement » (1924) ou « appartement houses » (1923) lorsque la lumière est grise et qu’aucun contraste ne joue des reliefs. Reste alors un sujet pauvre, anecdotique. Rien ne vient donner de saveur particulière à ces surfaces fades.
« drug store » (1927), le sujet est : une vitrine éclairée dans la nuit. Ce jeu ou ce rapport mélancolique, quelque peu étrange et fascinant, de la lumière à la nuit et les espaces gigognes qui se créent. Les ombres qui s’étirent au sol dans un silence éternisé. C’est cette position silencieuse, pensive, contemplative, comme en retrait qui fait apparaître la situation, l’extrait de l’ordinaire comme l’on extrairait un photogramme d’un film, pour la faire exister en propre, durablement. Souvent chez Hopper, la scène retenue semble être intermédiaire dans une série narrative, moment silencieux qui donne sa vérité, son ton à une séquence en marge de l’action. « two on the aisle » (1927) en est un exemple type. Images que l’on insère au montage, plans de coupe parfois discrets ou subliminaux ici révélés. Sans doute, l’Amérique est le pays qui a entretenu la plus grande empathie avec le cinéma, les deux se prenant pour modèle réciproque. On ne peut s’empêcher de penser à Hergé, quand on voit la lisibilité, la clarté à l’œuvre chez Hopper.
Dans « Early morning » ou « chop suey » (1019), la composition et ses découpes rejoignent le jeu des éclats de lumières vives sur les surfaces. L’image est davantage bruyante en ce qu’elle est occupée d’une multitude d’objets, comme autant de signes. S’installe un dynamisme immobile de la fragmentation.
« hotel room » (1931). Un de ses rares grands formats. La composition épurée et rigoureusement structurée évoque le rigueur de Mondrian, ou plus loin, celle de Carpaccio. Le format augmente encore l’importance des grandes surfaces uniformes traitées en aplat. Il y a peu de détails, ce qui correspond à la réalité de la décoration d’intérieur à cette époque mais renforce également l’effet de décors, le caractère impersonnel et froid de la chambre que l’on imagine semblable à dix autres derrières les portes numérotées dans les allées de l’hôtel. Les façades d’immeubles aux fenêtres régulières et simples que l’on voit dans nombre de ses tableaux apparaissent en hors champ laissant imaginer la scène comme un fragment de ce qui se multiplie dans l’anonymat de la ville où chacun est rendu à sa solitude. L’anecdote de la femme lisant un document, assise sur le bord du lit à côté de valises posées est rendue anecdotique dans le jeu de structures et de lumières qui l’encadre. Les lignes, aplats, vides sans modulations de la composition, uniformité des matières qui font du corps un objet de plâtre ou de carton à l’égal de ce qui l’entoure renforcent le sentiment de pesée pétrifiante qui accable la jeune femme, le sentiment d’ennui ou d’absence qui l’étreignent. On a dit souvent comme les personnages dépeints par Hopper semblent tous marqués par une grande solitude, une distance d’avec les choses du monde, semblable à cet « isolement de nous-mêmes logé tout au fond de nous » qu’évoque Pessoa. On les a dit mélancoliques, comme absents au monde et à eux-mêmes.
Le sentiment de temps figé et lourd de quelque chose. Lui qu’on a dit étranger à la modernité et à ses avant-gardes les voyait-il au contraire comme une dérive, une étrangeté envahissante ? Il est vrai qu’il préfèrera aux audaces de Picasso, de Matisse, de Kandinsky ou Mondrian celles déjà lointaines des impressionnistes. Lui que l’on a rapproché un peu des régionalistes conservateurs, et par abus aussi du précisionisme de Sheeler n’aura jamais magnifié la modernité. L’aura peut-être craint. Ce sentiment d’incertain rejoint Chirico parfois dans la manière et les ombres, « down in Pennsylvania » ((1942) témoignant d’un étrangeté légèrement angoissante perceptible au crépuscule lorsque les choses -objets et décors- prennent une importance particulière dans le silence, esseulant celui qui regarde et peut se croire un instant abandonné au monde, à la ville, à sa froideur inhumaine, sa dureté de pierre et de géométrie.
Toutes les activités humaines perdent leur sens devant l’imminence pressentie de la fin. On imagine une contagion globale, un immense nuage radioactif gagnant inéluctablement du terrain, à une forme de crépuscule. « Pennsylvania Coal Town » (1947). L’homme qui passe le râteau sans conviction semble être éclairé par une dernière et vive lueur hors champ, comme d’éclipse. Même chose dans « sumertime » de 1943 ou « peoples in the sun » (1960).
Suite de tableaux illustrant le même malaise, images s’associant à l’esprit comme un montage parallèle pour d’éployer l’espace d’un seul événement. La peinture n’est pas un enjeu entant que telle mais un outil pour figurer ce sentiment. La fin étant entendue, ne reste que le jeu sans entrain, sans y croire. L’illusion. Un sentiment de vanité envahi les peintures de cette période. C’est la maturité du peintre, à 50 ans passés, Hopper gagne désormais sa vie, reconnu tardivement pour son art. Une forme de petite mort. Les enjeux, la manière, les sujets sont posés et se succèdent désormais de manière égale. L’attente se prolonge, se démultiplie en des figures semblables, tout devient stéréotypé. Aucune sensualité dans ces chairs de carton. Une maladresse laborieuse plutôt dans le rendu des corps sans souplesse, exsangues. Dans « Four Lane Road » (1956) une des rares figures en mouvement de l’œuvre de Hopper : figée, bancale, fausse. Est-ce que la main s’en est trop remise à l’immobilité roide qu’elle s’est retrouvée incapable de peindre l’élan, la vie ? Est-ce la sensibilité du peintre même, sa raideur de caractère, son puritanisme, une aversion pour la sensualité qui se trahi ? Stylistiquement, on pense au Jugement de Pâris par Ivo Sliger, le fameux peintre Nazi ; à ces réalismes prônant un certain retour à l’ordre, au classicisme Grec antique, à la clarté édifiante pour les masses quand la peinture moderne passe pour dégénérée. Encore que les femmes peintes par Hopper sont plus charpentées encore, plus anguleuses et ingrates. Que l’on prenne « girlie show » (1941) ou « morning in a city ».
L’abattement des figures semble rejoindre celui du peintre par la matière même de sa peinture. On s’étonne de constater que les yeux sont plusieurs fois réduits à des fentes noires dépourvues de regard. « morning sun » (1954) en est un des exemples les plus frappants. Après avoir perdu leur sensualité, leur souplesse, jusqu’à l’apparence de la vie, le regard même, c’est comme s’il ne restait plus aux hommes qu’à s’éclipser totalement à la faveur d’aplats de lumière découpés sur les murs. « Sun in an Empty Room » (1963). Avant que ce soit l’artiste lui-même qui tire sa révérence dans l’adieu des « deux comédiens » (1966).