Le travail commence à la prise de vue, je l’ai répété souvent,
lorsqu’il s’agit de prendre note de ce qui m’a retenu dans l’arrangement
particulier de volumes : leurs formes, leurs couleurs, le dessin, comment
dépose la lumière et les figures plus ou moins complexes qui sinuent dans tout
ça quand on décortique ce qui fait image. On pourrait remonter avant cela pour
considérer l’état d’esprit, ce qui traine en mémoire à ce moment là d’images,
de sensations et de phrases. La disposition qui préside au regard. D’ordinaire,
meilleure sera la photographie, plus en sera solide l’appui, mettant sous les
yeux une qualité de lumière au lieu de forcer à l’inventer, l’extrapoler, suggérant
des accords. Aucun systématisme pour autant : toute bonne photo ne fait
pas une bonne peinture et parfois un tirage un peu terne et mal composé laisse
deviner une figure précieuse depuis laquelle on inventera plus facilement le
tableau, c’est-à-dire ce qui le fait advenir. On pourrait expliquer que, pour
exister ou imposer quelque chose de vif, il faut que le tableau ait quelque
chose à dire. Non pas quelque chose de l’ordre du discours, mais un contenu qui
peut être tout à fait rudimentaire ou ténu : quelque chose à émettre. Il
peut s’agir d’émettre une certaine qualité de couleur, comme chez Klein,
d’équilibre, comme chez Martin Barré par exemple, d’émettre un signe ou un
arrangement de signes, comme chez Tapiès, d’émettre une proposition plastique,
une forme. Un tableau généralement s’enlise lorsqu’il émet quelque chose de
confus, d’embrouillé et que tout ce qu’il peut étaler de viscères ne parvient
pas à le faire basculer dans l’existence solide des formes qui s’affirment dans
le monde. Je dois avouer que pour ma part, il reste toujours aussi laborieux,
difficile et périlleux de parvenir à faire qu’un tableau existe, sorte de la
confusion dans laquelle on l’entrevoyait pour figer quelque chose d’indubitable,
d’autonome. La plupart du temps, je crois, il faut enlever. Il faut arriver à
se débarrasser de toutes les intensions vagues dont on veut l’investir, avec
leurs gestes, leurs complications. Il faut dégager la table de travail, la tête,
le tableau lui-même de tous les tableaux avec lesquels il pourrait entrer en
concurrence ou qui réclament. Mais bien sûr, il n’est jamais simple de savoir
où couper, si cette forme et cette couleur, ces matières appartiennent bien à
ce que l’on croit voir émerger. Le tableau est alors le lieu d’ajustements,
d’essais contradictoires engageant toujours au-delà d’eux-mêmes. Littéralement,
je cherche alors le tableau dans le tableau lui-même, retournant des choses, en
repoussant d’autres, en amenant à moi une troisième, au juger. Tâter le
matériau. Ici, à force de plier les photos pour recadrer d’une manière ou d’une
autre, j’ai retenu l’arête juste sur l’axe central de la toile partant du bord
supérieur pour s’arrêter au centre exactement. Puis son prolongement en partie
basse. Les deux masses blanches entrecoupées par les faces d’ombre et puis
l’ombre plus dense du porte-à-faux. Dans ce jeu de lignes cadrées serrées,
l’envie aussi d’en jouer en tordant la perspective. Quelques masses simples
donc. Trouver à monter la présence sur le jeu subtile des surfaces obtenues par
glacis successifs. Ajouter un peu de finesse ou préciosité par les huisseries
fines, noires ou presque. Et l’arrière plan laissé en ébauche dévoilant la
primaire ocre. Trouver un geste pour les masses végétales. Une couleur juste
pour la façade de l’arrière plan. Un rapport juste dans le contraste. (…) Souvent vous vous laissez surprendre par le tableau qui s'est comme terminé de lui-même alors que vous oeuvriez aveuglément. Vous le regardez alors pour lui-même, comme jamais vu, et non plus dan sl'idée de ce qu'il pourrait être. Quelque chose semble s'être contracté, figé, quand tout avant semblait tomber, déraper, fuir. C'est fini faut de pouvoir y toucher encore, clos. Plus qu'à sonder ailleurs, à nouveau.