C’est fiction, oui, mais on voit Matisse s’arrêter sur quelques
feuilles, lorgner sur la courbe d’un pétale alors que la main va sur le carnet
avec décomplexions. On oublie le commentaire plein d’emphase, voix tremblante
de l’époque insistant sur l’artiste typiquement français ou représentant de la
vigueur artistique de la France, nationalisme d’époque aussi, qui nous sont
devenus si lointains. On retiendra seulement cette facilité, la main comme
débridée enfantant d’un mouvement continu quantité de petits dessins. Le port
un peu doctoral de l’artiste sous le regard de la caméra quand on l’imagine de
lui-même moins bien mis, appuyant le carnet sur le ventre avec ces gestes qu’on
a tous, la main qui passe dans les cheveux ou qui gratte l’épaule, moins sûr.
Pas pour autant au niveau des choses sans doute, pas à se courber dans la
posture de l’artiste douloureux. Non, il amène les choses à lui plutôt, les
contraint à sa vision, en domine les contours. Un parfait artiste Grec. Sa
recherche est dans la construction de quelque chose, pas dans l’observation de
vincienne d’une réalité anatomique ou du mouvement de l’eau. L’enjeu est du
côté de l’œuvre et des règles qu’il se donne pour guider son exigence. Alors,
peu importe l’exactitude, la soumission au modèle, seul compte le geste et son
ampleur, nourri par les courbes végétales sans y être asservi. C’est une
chorégraphie qui se perpétue de page en page, dessinant des motifs, délayant le
sujet. Pas un esprit calme pour autant, la passion qui le guide et qu’il a
souvent peint c’est la danse, la danse avec ses couleurs vives qu’il oppose à
la réalité tragique, qui traverse chaque sujet pour le tordre à sa mélodie. Or
la danse s’appuie sur le vide. Bien sûr qu’il faut alors trouver la note juste
et limer les échardes pour parvenir à une forme qui vous enveloppe comme un bon
fauteuil : un travail qui est fait de pression et de laisser-aller,
d’acharnement à la tâche comme de soumission à l’inexpliqué de la musique qui
vous tient l’oreille et rythme alors subrepticement toutes vos phrases. Il faut
travailler cette musique en soi pour se faire porter par ses ondulations
plastiques.