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Dit que ses journées l’écrasent, que ne restent après les heures et les jours à s’empiler que sa carcasse à peser sur elle-même, la tête lourde et l’envie de se rincer de ça. Pas la force d’autre chose. Faut mesurer la fatigue et l’usure. Parce que jamais à soi que quelques instants. Des morceaux, il dit. Pas vraiment le temps de penser à autre chose que ce qui te passe entre les mains, et les pauvres moments autour de la machine à café ou à manger le sandwich c’est blaguer le collègue écouter et dire le peu nécessaire à faire groupe. On sait que ce qu’on dit c’est pareil que soupirer, mais soupirer ensemble. Sinon on serait rendu tout seul avec nos mains, nos choses à faire et ce qui tourne dans notre tête malgré nous comme le courant qui tire l’eau tout le temps d’un endroit à l’autre et qui s’évapore et qui pleut en haut des montagnes et retourne à la mer et s’évapore encore. C’est le cycle de l’eau dans la tête si t’es pas à sortir des phrases et les passer à d’autres. Comme sur la machine à laver aussi. A peine de quoi cerner un peu sa vie, fléchir là où c’est possible après ce qui t’occupe dans l’instant et qui te fait tenir en te donnant un projet à toi. Même si c’est juste trouver le CD de ce que tu as entendu à la radio le matin et que le petit moment que tu as tu l’occupes en t’imaginant les couloirs de la Fnac et à tacher de retenir le nom du groupe. La journée comme un bloc traversé sans lumières d’une chose à l’autre, il dit. Et souvent tu te rends compte que t’as fini la journée alors que depuis 20 minutes tu roules sur le retour déjà. Conduire même sans savoir parce que la journée t’accroche encore. Qui alors qui ouvre la portière, qui tourne la clef, qui joue des pédales ? Demande : l’habitude, on dit ? L’habitude qui fait ces choses-là quand toi tu es dans ta tête parti ailleurs ? Et pendant ce temps t’en es rendu à quoi que ça fait tes gestes à ta place ? Qui c’est qui y passerait dans l’accident à ce moment-là ? Peut-être qu’on serait mort sans même s’en rendre compte, comme y’en a qui meurent dans leur sommeil à rêver peut-être d’autre chose. Il est où ton esprit, comme tu dis, quand ça conduit sans toi? Flottant dans quelle contre-allée pour d’un coup l’impression de se réveiller, de recoller à soi? Un peu comme si une partie de toi parvenait pas à rejoindre l’autre. On plaisante que celui dont l’alcool trouble le regard aborde peut-être une vérité quand l’image se déboite de sa forme. Faut attendre la moitié du trajet pour enfin que tu te retrouves. Que ça recolle. La fatigue dans le dos qui s’affaisse. Les morceaux qui glissent l’un dans l’autre dans la radio pour accompagner. Tes mains sur le volant. Comme si c’étaient les mains d’un autre, ou les revoir après les avoir longtemps perdu de vue. Pareil pour le paysage : des fois tu te demandes ou tu es d’un coup avec l’impression d’avoir jamais vu ce bâtiment-là au bord ou le rond-point. Du temps avant de reconnaître. Comme si tu n’avais jamais fait que quelques parties du trajet alors que forcément. Tu bloques l’oeil sur l’angle d’un bâtiment, une publicité. Là tu voudrais faire quoi d’autre que regagner un peu de conscience ? Il répète : tu voudrais faire quoi d’autre ? L’otage. Toujours se sentir otage ou contraint. Qu’on t’impose. Des horaires, des trajets. Et quand tu tournes long dans le quartier à trouver où garer, ce qui monte en même temps qu’une haine sourde, mal dirigée, c’est le besoin de repos de soi, pas autre chose. Le besoin de t’extraire de ça, viscéral. Pas la place. Répète : pas la force de replonger dans du dur. Juste à rendre les armes. S’écrouler là où tombe le corps. Et la fatigue dans les yeux, la surface comme brûlée. S’en remettre, oui, à l’abrutissement consenti d’un programme télé bidon, laisser les choses penser pour soi. Prendre plaisir à se laisser gagner par la torpeur. Se dessaisir juste une heure ou deux. Bosser un peu, le peu de temps qu’il reste avant que la fatigue embrouille tout et définitivement. Une journée est si vite bouffée. Il répète encore, je le mets où ton bouquin, le rentre dans quel espace? Faut pas m’en vouloir si je peux pas. Alors que tu te réveilles en pleine nuit, télé allumée encore et que c’est supplice de te trainer jusqu’à la chambre ? Sous la douche, 6h30, alors que tout le corps remonte en lui dans l’ankylose du sommeil ? Tu vois, il me dit encore, rien contre toi ou tes bouquins. Et faut pas m’en vouloir, mais tu le prendrais où le temps, tu la prendrais où la disponibilité de la tête pour la lecture dense ? ***
« Tout plaquer, partir ». Tu te dis : « tout plaquer, partir », comme on dirait d’une voix désespérée quelque chose dans le genre religieux. Tu réclames. Et peut-être au fond c’est implorer à toi-même un mouvement en dehors de ce qui t’emporte et t’use. Une issue. De l’étendue pour déployer quelque chose en toi de trop longtemps recroquevillé et qui fait mal de cet inconfort prolongé. Quelque chose que t’en peux plus de tenir serré, contraint. Que tu crois que partir permettrait de déployer. Un élan ou quelque chose comme ça. Une partie de toi qui échappe à l’autre dans ce mouvement d’élan, ce mouvement comme on s’extirpe de la masse grouillante, nasse engluante, d’un filet pour respirer à la surface. Il y a un menton tendu haut dans ces paroles-là, même dites au-dedans. Quelque chose de jeté hors de l’ordre, jeté à la vue de tous, sur la place, en la lumière, comme une incongruité. Un truc gênant qu’on voudrait pas voir, parce que ça perturbe, ça fait une rupture dans la musique, ça sort du cadre. Une partie qui n’en peut plus du manque de courage de l’autre, celle qui courbe le dos et tente chaque jour de s’accoutumer, de se conformer, de se lisser les plumes pour nier le frottement. Une partie qui n’en peut plus que l’autre se berce même de ses cris comme si c’était des modulations qui font parti de la grande musique lénifiante et qui attend, qui attend que tout passe, que le temps ait calmé le sang.