Une grande partie de ce qui fait le charme des paysages de Corot tient
à l’impression que l’on a qu’il ne s’agit toujours que de choses lointaines
perçues du bout du regard et derrière de grandes quantités d’espace. On
pourrait croire à des fragments prélevés à l’arrière-plan d’un tableau plus
vaste, simplifiés, pâlis du fait de la perspective atmosphérique, de leur
nature tout à fait secondaire ou anecdotique dans la composition. Il en ressort
un sentiment de quiétude analogue à celle que l’on éprouve à contempler les
lointains, perdant le regard dans le vague et souple d’un paysage sans
saillance excessive. On comprend alors en Gaïa, déesse primordiale de la terre,
cette image de femme endormie. Valéry en a perçu quelque chose, qui dit : « on sent que cet
homme a vécu dans les choses de nature comme vit un méditatif dans sa
pensée ». On l’a dit précurseur de l’impressionnisme avec ses amis de Barbizon en
ce qu’il était de ceux qui firent du paysage ordinaire leur motif. Je le crois
plus volontiers soumis au sentiment qu’aux impressions optiques que dispense le
spectacle des variations de la lumière. Je crois qu’il lui subordonnait tout. Là
où les impressionnistes embrassent la vue pour en restituer l’image pittoresque,
Corot se tient en retrait, s’attachant tout délicatement à de petits bouts de
vues. Quand Pissarro et Monet regardent ce qu’ils ont sous les yeux,
rapprochant la peinture de la vie même jusqu’à embarquer sur le motif et
traquer par la touche le moindre impact d’un rayon de soleil, Corot lève l’œil
par-dessus pour s’en remettre aux indications ténues d’un lointain simplifié.
En cela, je vois plutôt en lui un précurseur des formes modernes de la
mélancolie. Une mélancolie qui n’est pas sans écho à celle des premières
photographies (qu’on pense à celle que fit Niepce en 1826, il en est
contemporain) capturant en grisaille des volumes incertains et vides jouant de
lumières faibles. On serait dans l’erreur à croire que la photographie capture
alors la vie même, quand elle ne donne à voir qu’un lieu désolé, immobile comme
la mort et puis sombre bien plus que lumineux. On dirait aujourd’hui l’effet
d’une radiographie qui, braquée sur le réel, en révèlerait le fond obscur. Peut-être aura-t-il surpris, jetant son œil aux choses qui lui
échappent dans les images que l’on se fait des lointains ce mouvement
contradictoire que capture la photographie naissante : la révélation d’une
image et le retrait des choses, ou cette présence auratique dont parle Benjamin,
qui est la présence d’un lointain – de quelque chose qui ne sera jamais que
lointain. Ses tableaux, curieusement, me font l'effet d'insister toujours sur ce point : le monde nous échappe, tout au bout du regard; le monde est ce qui, dès qu'on le considère, s'éloigne pour nous esseuler.Corot, le pont de Narni, 1826.