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Je suis Brad Pitt Deuchfalh

Publié le 04 avril 2008 par Impatiencesamoureuses
Je suis Brad Pitt Deuchfalh



Je suis Brad Pitt Deuchfalh.
L’éditrice m’a demandé comment s’était passé le voyage et si j’étais déjà venu à Paris, elle m’a demandé si je désirais un petit café, et elle m’a invité à m’asseoir dans une chaise de Philippe Starck que je rêve d’avoir chez moi le jour où j’aurai la maison qui ira avec.
Une fois les diverses politesses écoulées, elle s’est assise de l’autre côté du bureau et j’ai enfin pu profiter d’un décolleté à m’en faire dégouliner le café sur la chemise toute neuve qui m’avait d’ailleurs coûté les yeux de la tête.
Première défaite.
— Nous avons lu votre tapuscrit avec beaucoup d’attention, commence-t-elle en me fixant droit dans les yeux comme une directrice d’agence qui débuterait un entretien d’embauche.
— Votre quoi ? je demande, pour ne pas me laisser enfermer dans le stress.
— Tapuscrit. C’est ainsi que l’on appelle un manuscrit qui a été tapé à la machine.
— Ah ! Moi, vous savez… Je tape à l’ordinateur…
— Bien sûr ! C’est un tapuscrit aussi ! s’exclame-t-elle. Vous n’aviez encore jamais entendu ce mot ?
— Oh ! Moi, vous savez, les nouveaux mots… Déjà que je ne connais pas les anciens… je préfère les créer moi-même, les néologismes, vous savez ?
— Un « tapuscrit » n’est pas un néologisme ! C’est un nouveau mot, qui a été créé pour répondre à la réalité actuelle du monde de l’édition.
— Alors on peut dire que mes néologismes, dont nous avons parlé par mail, sont des nouveaux mots, non ? dis-je, taquin.
Ses yeux se baissent sous mon regard, pour la première fois de notre entrevue. Première défaite : effacée.
Elle a l’air embêtée. Ou peut-être agacée. Oui, c’est ça, c’est de l’agacement :
— Dans le milieu littéraire, nous n’aimons pas beaucoup les néologismes. Il n’en demeure pas moins qu’ils peuvent parfois apporter une petite bouffée d’oxygène à la langue française, mais cela reste plutôt rare et, le plus souvent, ils trahissent plutôt un manque de vocabulaire de la part de celui qui en revendique la paternité…
Mes néologismes créés par dizaines n’ont pas fini de me porter préjudice.
Première attaque directe, de la part du camp adverse.
— Je manque de vocabulaire, c’est ça ? Vous trouvez que
les Impatiences amoureuses manquent de vocabulaire ? Mais croyez-vous que les ados des collèges parlent comme dans vos livres ? Croyez-vous qu’ils ont la phrase alambiquée et les tournures qui partent en vrilles, qu’ils écrivent comme des philosophes et se masturbent l’expression comme la plupart de vos intellectuels ? Allons, allons ! C’est un livre sur les ados, un livre écrit de l’intérieur, au cœur même d’un Charlie qui n’est qu’un ado : vous n’allez tout de même pas me demander de le réécrire en style bon chic bon genre, non ? Vous croyez que je ne maîtrise pas suffisamment la langue française ?
Première attaque contrée. Ouf !
Charlie Bregman a peut-être encore une chance d’exister au grand jour !
Elle semble embarassée :
— Si, si ! Votre tapuscrit comporte de belles trouvailles…
Et la voilà qui part dans un monologue d’au moins cinq minutes, que j’écoute patiemment, sans interruption, en bon « nouvel auteur éditable » que je suis. La pièce est très spacieuse, lumineuse et le mobilier a dû faire l’objet d’une intervention de la part d’un architecte d’intérieur, à coup sûr. Derrière elle, un mur rideau s’ouvre sur la Seine et, plus loin, au-dessus des toits de Paris, la tour Eiffel. Sur le mur, un cadre immense affiche fièrement le portrait du fondateur de la Maison. Sur les étagères de la bibliothèque, prônent des ouvrages dédicacés par les plus grands auteurs de la langue française, ainsi que des stylos qui leur ont sans doute appartenu à un moment donné…
Puis mes yeux s’arrêtent sur cette grosse boîte à cigares, que je n’ai pas encore eu le privilège de voir s’ouvrir.
L’éditrice continue son discours, qu’elle a dû préparer avec le plus grande rigueur.
Le comité s’est prononcé favorable à une publication et elle ne fait qu’en restituer les réserves cependant émises. Il faudrait d’abord fermer le blog, ou en tout cas retirer l’intégralité du texte, car il faut bien comprendre que si la lecture est possible sur le net, beaucoup de gens n’achèteront pas le livre. On pourrait le garder comme moyen de promotion, et l’utiliser davantage comme blog, sur lequel l’auteur pourrait interagir avec les commentaires des lecteurs… Pour une édition illustrée, en couleur, qui plus est, ça reste difficilement concevable dans un premier temps. Cela coûterait trop cher. Et puis, surtout, l’idéal serait de diminuer la taille du texte… au moins de moitié.
Se taire et feindre la politesse était une très mauvaise tactique : la belle en aura profité pour me lapider sans prendre de gants !
— Vous comprenez que vous n’êtes pas connu, dans le milieu de la littérature ! Personne ne connaît Charlie Bregman. Pour un éditeur, lancer un nouvel auteur s’apparente à un simple pari, et parfois même à de la pure folie ! Vous avez beau avoir quelques centaines de visiteurs réguliers, chaque jour, sur vos sites, vous en bénéficiez d’aucune autre notoriété contre laquelle on pourrait venir s’appuyer…
C’est à ce moment précis que mes yeux se sont posés sur les éphémérides de son bureau.
J’ai vu « 1er Avril », en gras, et j’ai aussitôt flairé le gros poisson. Je n’ai pas pu m’empêcher de me jeter à l’eau :
— Je suis Brad Pitt Deuchfalh.
Elle m’a regardé différemment. Scruté de partout. On aurait dit qu’elle me cherchait le bouton d’acné qui ne lui avait pas sauté aux yeux.
— Vous êtes Brad Pitt Deuchfalh… l’auteur de la vie rocambolesque et insignifiante de Brad Pitt Deuchfalh ?
J’ai acquiescé :
— Je suis
Brad Pitt Deuchfalh. LE Brad Pitt Deuchfalh que toute la blogosphère connaît. Et pour vous rassurer, les Impatiences amoureuses ne seront donc pas le premier roman que je publierai en version papier !
Elle a marqué un petit moment de pause, puis, ne pouvant plus contenir ce sourire énorme qui lui rajeunissait tout le visage, elle a ouvert la grande boîte de bois précieux que je lorgnais depuis déjà un bon moment, et elle a dit :
— Vous désirez un cigare ?


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