Histoire de donner un petit écho, même sommaire, à deux lectures récentes - histoire, aussi, de lutter un peu contre une mémoire qui me joue des tours... Quelques mots, donc, de deux livres qui, quoique très disctints dans leurs manières, n'en partagent pas moins de semblables qualités : de la virtuosité, de l'esprit (beaucoup), et une belle causticité.
Du premier, Frédéric Berthet, nous avons dit déjà, ici et là, ce qu'il fallait en penser. L'histoire commence d'ailleurs à lui rendre justice, ce que, pour beaucoup, l'on doit à l'acharnement (éditorial, mais pas seulement) de Norbert Cassegrain, lequel travaille actuellement à une "biographie de l'oeuvre" de Berthet. Le lancement, chez Belfond, de la collection Remake (intitulé dont je ne suis pas très friand, mais qui au moins dit bien de quoi il retourne) tombait à point pour ce texte-ci, Le retour de Bouvard et Pécuchet, écrit en 1996 et qui fut donc, de Berthet, le dernier livre. Un peu plus primesautier, peut-être plus joueur, aussi, que dans ses précédents ouvrages, Le retour de Bouvard et Pécuchet porte sur nos années quatre-vingt un regard d'une irrésistible drôlerie. Nos deux personnages, comiques malgré eux, purs produits de cette bêtise ordinaire qui est aussi le propre de chaque époque, avec ses enthousiasmes crédules, ses naïvetés positivistes et ses lubies infantiles, se moulent avec autant de gourmandise que de complaisance dans ce qui faisait alors le suc de cette décennie : il faut les voir se lancer dans la radio libre, la phynance ou l'amour par Minitel, découvrir le jogging et le culte du corps, consacrer la mort des idéologies et se lancer dans l'action locale, s'exercer pour un éventuel passage à la télévision afin de devenir écrivains... Il y a du Monsieur Homais chez Bouvard et Pécuchet, mais il y a aussi, chez ces Bouvard et Pécuchet-là, du Laurel et Hardy. Leur drôlerie très accidentelle permet à Berthet de porter sur le temps un discours dont l'ironie, qui après tout n'est peut-être pas dénuée d'une certaine tendresse, de ces tendresses que l'on peut éprouver au spectacle des vacuités de bonne volonté, rejoint les sarcasmes de Flaubert sur sa propre époque. La forme vive, facétieuse, légère du Retour de Bouvard et Pécuchet ne doit pourtant rien masquer de l'authentique travail de réappropriation entrepris par Berthet, ce que souligne l'excellence du travail éditorial - en fin de volume, on compulsera utilement les Notes & Documents regroupés et annotés, où l'on voit combien Berthet, l'oreille très aguerrie, s'est imprégné des rythmes et de la musicalité de l'écriture flaubertienne. Ce petit volume est donc un régal, et rappellera sans doute quelques souvenirs à ceux qui ont traversé les années quatre-vingt, qui ne manqueront pas alors d'y sourire - fût-ce jaune, comme, semble-t-il, on y sourit dans certains mllieux lorsque le livre parut.
Du second, Yvan Gradis, auteur de Détruire Notre-Dame, on sait bien sûr qu'il est un publiphobe déboulonneur et conséquent, fondateur de Résistance à l'Agression Publicitaire (RAP). Mais on ne doit surtout plus négliger qu'il est aussi un sacré bon écrivain. Comme à Frédéric Berthet, le monde, la société, son temps, lui semblent surtout objets de circonspection, laquelle, nécessairement, entraîne le rire et la gausserie. Et, chez Gradis, un goût prononcé de la potacherie, du pittoresque et de l'absurde. Mais ne nous laissons pas abuser : le rire, c'est connu, n'est que la forme civilisée que revêt l'hommage de la politesse au désespoir : il est ce petit sacrilège commis à l'endroit de nos valeurs les plus sûres et/ou les plus indiscutées. Moyennant quoi, la relative drôlerie de Détruire Notre-Dame n'amène pas tout à fait le même sourire que chez Berthet, car s'y glisse quelque chose de plus onirique, de plus abstrait ; il y a un ici un peu d'oulipisme, qui désarçonne le sens pour mieux ancrer l'image et la sensation. Voyez cet homme, donc, qui semble ne rien voir de ce que l'humain commun voit : sa réalité à lui est simplement autre, comme transfigurée par une sorte d'aptitude à dévoiler ce qui se cache derrière le visible immédiat. Mais attention, ce n'est pas un jeu, c'est on ne peut plus sérieux : ce n'est pas seulement qu'il voit autrement, c'est qu'il donne à voir ce que l'ordinaire dissimule (sciemment ou pas). Le monde alors prend une toute autre signification : exit le bon gros réel. Erudit, virtuose, écrit dans une langue irréprochable, Détruire Notre-Dame n'en est pas moins parfaitement roboratif : on le dévore davantage qu'on ne le lit, tant il demeure dans le quotidien de cet homme qui tient son journal quelque chose de l'entendement commun. Son univers, aussi absurde voire fantastique qu'il y paraisse, conserve un tour étrangement humain, terrien oserai-je dire, comme un écho lointain aux tribulations de de l'homme moderne. Cette fraîcheur, cette gourmandise à écrire, le plaisir évident que prend Gradis à jouer de la langue, toute cette vivacité, ça fait du bien.
• Frédéric Berthet sur le site des éditions Belfond • Yvan Gradis sur le site de Pascal Galodé éditeurs