Pour Karl Korsch, « le point de vue dialectique exige donc de comprendre la philosophie comme une forme de réalité, par opposition au point de vue abstrait qui en fait une simple illusion et se prive par là même des moyens de la combattre. Korsch voit ainsi dans le fétichisme de la marchandise une forme sociale de conscience qui, dans le capitalisme, est bel et bien réelle et qu’on ne saurait réduire à une simple erreur de jugement ou à une illusion de la part de ceux qui le subissent. Le texte de Korsch se termine alors non pas tant sur une réhabilitation de la philosophie que sur l’affirmation de la nécessité d’une liaison intrinsèque entre la théorie et la pratique qui constituerait tout autant le dépassement que la réalisation de la philosophie. »
Ainsi nous le présente Jean Quétier.
Prenons connaissance plus avant.
Michel Peyret
LIRE KARL KORSCH
Sur Karl Korsch, Notes sur l’histoire (1942), Smolny, 2011
et Karl Korsch, Marxisme et philosophie, Allia, 2012.
Par Jean Quétier
Karl Korsch est un auteur méconnu. Si l’on a déjà entendu son nom, c’est tout au plus au détour d’une phrase, associé à celui d’autres penseurs que l’on désigne comme des représentants d’un marxisme « critique », notamment Georg Lukács. On en trouve ainsi l’illustration dans la préface de Pour Marx de Louis Althusser. Évoquant en 1965 la réélaboration de la philosophie marxiste après la fin du dogmatisme stalinien, il cite sans véritablement prendre la peine de les examiner « le jeune Lukács et Korsch qu’on vient de publier » comme le symptôme d’un problème non résolu – pour le dire vite, celui de la dialectique – auquel ces deux auteurs qu’Althusser qualifie de « gauchis[tes] théorique[s] » n’apporteraient pas la bonne solution. À cet égard, il semble que la première étape d’une véritable lecture de Karl Korsch suppose de procéder à son individualisation, de le prendre au sérieux non pas simplement comme un représentant parmi d’autres d’un mouvement qui le dépasse, mais comme une tentative théorique originale à l’intérieur même du marxisme critique. C’est ce que la récente parution en France de deux ouvrages de Karl Korsch nous invite à faire.
Né en 1886 à Tostedt en Basse-Saxe (Allemagne) et mort en 1961 à Belmont dans le Massachussets (États-Unis), Korsch a commencé par suivre des études de droit et de philosophie à Iéna. Après avoir milité au SPD (Parti socialiste allemand), il rejoint le KPD (Parti communiste allemand) à sa création en 1920. Il joue un rôle dans les « expériences » conseillistes allemandes du début des années 1920, notamment en Thuringe où il est ministre de la justice à l’occasion de l’éphémère – environ trois semaines – république des conseils de 1923. La même année paraît Marxisme et philosophie, son œuvre la plus célèbre, dans la revue de Carl Grünberg, fondateur de l’Institut für Sozialforschung (Institut de recherche sociale) de Francfort. Les positions politiques de Korsch le marginalisent cependant rapidement au sein du KPD dont il est exclu en 1926. En 1933, avec l’arrivée au pouvoir d’Hitler, il est contraint à l’exil et terminera sa vie aux États-Unis.
Dépasser la philosophie ?
L’ouvrage qui a fait connaître Karl Korsch, Marxisme et philosophie, interroge frontalement le sens qu’il faut conférer à la célèbre formule de la préface de la Contribution à la critique de l’économie politique de 1859 dans laquelle Marx affirme avoir, en 1845 avec L’idéologie allemande, « régl[é ses] comptes avec [sa] conscience philosophique d’autrefois ».
En effet, Korsch part du constat que, s’appuyant sur cette déclaration, bourgeois et marxistes « orthodoxes » tombent le plus souvent d’accord pour négliger tout lien réel entre marxisme et philosophie. Au nom de la philosophie pour les premiers, au nom de la science économique pour les seconds, l’unanimité se fait pour affirmer que le marxisme n’a rien à voir avec la philosophie. Or, pour Korsch, cette perspective a le défaut de laisser de côté une part essentielle du marxisme : la dialectique.
Pour cette raison, contre tous ceux qui, depuis quelques décennies, prônent le retour à Kant, il procède à un surprenant retour à Hegel. À ce dernier, en effet, Korsch reprend l’idée, empruntée au contexte de la Révolution française, que la révolution « déposée et exprimée dans la forme de la pensée » est une composante de la révolution réelle. Dès lors, l’héritage hégélien nous invite à considérer la question du dépassement de la philosophie dans toute sa complexité. C’est tout l’enjeu du texte de Korsch, lequel dresse une analogie entre sa propre entreprise et celle de Lénine, quelques années plus tôt, quant au rapport entre le marxisme et l’État dans L’État et la révolution.
La difficulté est considérable dans la mesure où, dans les deux cas, ce qui est en jeu n’est pas seulement le dépassement d’une forme historiquement déterminée d’État ou de philosophie – l’État bourgeois, la philosophie bourgeoise – mais bien d’un dépassement de l’État en général, de la philosophie en général. Or, pour Korsch, prendre véritablement en charge cette difficulté de manière dialectique suppose de comprendre pourquoi, dans l’histoire du marxisme, elle a jusqu’alors été occultée. Cela conduit Korsch à appliquer le marxisme à l’histoire de la théorie marxiste elle-même, c’est-à-dire à l’historiciser.
Il dégage ainsi trois grandes périodes au sein du développement de la théorie marxiste : la première, qui court jusqu’en 1848, correspond à l’unité vivante de la théorie et de la pratique révolutionnaires ; la deuxième, qui s’étend dans toute la seconde moitié du XIXe siècle, donne lieu à la scission de la théorie et de la pratique et à l’émergence d’une conception du marxisme entendu comme science pure, sans présupposés et exempte de jugements de valeur ; la troisième, qui est celle dont Korsch est le contemporain au début du XXe siècle, marque un renouveau des liens entre la théorie et la pratique sous l’égide de figures comme Lénine ou Rosa Luxemburg. Korsch considère précisément que cette troisième période du développement de la théorie marxiste dans laquelle il vit n’a pas su jusqu’alors se doter d’une conception du dépassement de la philosophie autre que celle que prônaient les marxistes positivistes de la IIe Internationale, laquelle s’accompagnait d’une pratique politique réformiste.
Le point de vue dialectique exige donc de comprendre la philosophie comme une forme de réalité, par opposition au point de vue abstrait qui en fait une simple illusion et se prive par là même des moyens de la combattre. Korsch voit ainsi dans le fétichisme de la marchandise une forme sociale de conscience qui, dans le capitalisme, est bel et bien réelle et qu’on ne saurait réduire à une simple erreur de jugement ou à une illusion de la part de ceux qui le subissent. Le texte de Korsch se termine alors non pas tant sur une réhabilitation de la philosophie que sur l’affirmation de la nécessité d’une liaison intrinsèque entre la théorie et la pratique qui constituerait tout autant le dépassement que la réalisation de la philosophie.
Les apories de l’historicisme.
Les Notes sur l’histoire nous donnent un bon aperçu de l’évolution de Korsch après Marxisme et philosophie. Déjà dans L’état actuel du problème « Marxisme et philosophie » de 1930, Korsch étend sa critique du marxisme orthodoxe de la IIe Internationale au léninisme, dont il était pourtant encore proche en 1923. Son refus de toute théorie marxiste qui prétendrait valoir en dehors d’une époque déterminée et abstraction faite de son lien avec une pratique politique déterminée le conduit à défendre un historicisme radical qui ne va pas sans poser problème.
Dans son avant-propos aux Notes sur l’histoire, Charles Reeve rapporte une conversation entre Walter Benjamin et Bertolt Brecht dans laquelle ce dernier évoque métaphoriquement les difficultés de la perspective de Korsch à partir d’une réélaboration des règles du jeu de go : « Hier, après la partie d’échecs, Brecht déclare : "Si jamais Korsch vient, nous devrions mettre au point avec lui un nouveau jeu. Un jeu où les positions ne restent pas toujours semblables, où la fonction des pièces change quand elles ont séjourné un moment au même endroit : elles deviennent alors ou bien plus efficaces ou bien plus faibles. Or ce n’est pas ainsi que cela se passe ; cela reste trop longtemps semblable." »
Poussant jusqu’au bout le principe de la détermination de la théorie par l’époque dans laquelle elle est située à travers ce qu’il nomme l’âge du « pan-historisme », Korsch boucle la boucle en affirmant que les conditions d’une époque donnée déterminent même la façon de faire de l’histoire. Le cercle de l’historicisme se trouve alors illustré par la remarque de Novalis que Korsch met en exergue : « Quand nous rêvons que nous rêvons, c’est que nous sommes sur le point de nous réveiller. »
S’il doit s’agir pour Korsch d’un cercle vertueux dans la mesure où c’est la pratique qui est supposée présider à l’avènement de telle ou telle approche de l’histoire, on peut néanmoins porter le soupçon sur une perspective qui, par bien des aspects, ne semble pas dépasser une forme raffinée de relativisme.
La Revue du projet, n°30-31, octobre-novembre 2013