Roman d’apprentissage, roman de l’amour déçu, Martin Eden de Jack London (1876-1916) est un authentique chef-d’œuvre qui raconte l’odyssée morale et spirituelle d’un jeune homme d’humble origine, Marin Eden, en quête de gloire littéraire.
Toute l’action du roman se situe dans la région de San Francisco ; et tout commence quand Martin Eden est invité chez les Morse, une famille bourgeoise, après avoir sauvé l’un des fils Morse d’une rixe. Là, cet enfant de la classe ouvrière découvre un monde de luxe et de culture qui l’éblouit – et qu’il idéalise. Mais, surtout, il rencontre la fille des Morse, Ruth, en qui il voit tout ce qu’il ne trouve pas chez les femmes de son milieu : la haute culture et le raffinement. Évidemment, notre héros tombe immédiatement amoureux de Ruth Morse et pendant une bonne partie du roman il ne cherchera qu’à s’en rapprocher. Mais Eden, qui à vingt ans a déjà fait mille boulots, dont ceux de cow-boy et de marin, est cruellement sensible à tout ce qui le sépare de sa belle. Il s’emploie donc à s’instruire par lui-même, à améliorer, de façon générale, sa façon de s’exprimer et son maintien, et, finalement, il décidera de devenir un écrivain célèbre pour conquérir Ruth. Or, ce dont on se rend compte, à la lecture du roman, c’est que ce jeune Eden est doué non seulement d’une force de travail prodigieuse, mais également de facultés intellectuelles d’une rare pénétration. À force de sacrifices, d’efforts de volonté inouïs et de courage, Eden atteindra son but, mais il n’épousera pas Ruth ; il sombrera plutôt dans le désespoir dont l’imprègne une gloire bien amère.
Au-delà de l’anecdote, le Martin Eden de London est une critique impitoyable de la bourgeoisie et un plaidoyer convainquant en faveur de la riche individualité des artistes authentiques à travers le personnage d’Eden. Ainsi, quand il décide de devenir écrivain, quand il s’y met avec sérieux et application, Eden est non seulement rejeté par sa famille, dont le comportement a au moins pour excuse leur ignorance crasse, mais il fait face au scepticisme méprisant des Morse et de leur entourage de rupins. Même Ruth, Ruth supposément si cultivée et sensible aux arts, insistera pour que Martin Eden se trouve une situation honorable. En fait, seul Brissenden, jeune homme riche, esthète ayant rejeté son milieu bourgeois, croira au talent de Martin. C’est ce Brissenden qui entraîne Martin Eden dans un taudis de San Francisco où se réunit une certaine bohème qui cause de philosophie. Il s’agit d’un cercle animé par un dénommé Kreis dans lequel Martin Eden vivra la plus belle soirée de sa vie. Enfin, il croit avoir découvert des êtres purs, mais ceux-là également le décevront.
Toujours est-il qu’après avoir essuyé les refus des rédacteurs de magazines pendant des années, Martin Eden réussit à publier un livre qui connaît un succès foudroyant – et alors toutes les portes s’ouvrent à lui, sa famille le respecte à nouveau, mais, surtout, les bourgeois qui le méprisaient recherchent sa compagnie. Mais tous, bourgeois ou révoltés, dégoûteront Martin ; même Kreis viendra quémander de l’argent. Et Ruth, qui avait rompu leurs fiançailles alors que Martin tirait le diable par la queue, revient vers lui, mais il est trop tard : Eden est définitivement désabusé, il est convaincu que la gloire n’est qu’illusion puisqu’il est ce même Martin Eden sur lequel autrefois on crachait. Eden en un mot est désespéré. « Toute la vie qui était en lui se délitait, ternissait, se fondait dans la mort. […] Gare ! Il était en péril. Une vie qui n’aspire plus à la vie est proche de sa fin » (Martin Eden, p. 425).
Enfin, il faut souligner que London sait conjuguer des qualités d’auteur qui à première vue peuvent sembler antinomiques : une grande finesse dans l’étude des caractères et des sentiments humains, et un souffle, une énergie qui emporte le lecteur.
London, Jack, Martin Eden, Paris, Libretto, 2010.