28 octobre 2014
Le physicien genevois Nicolas Gisin va recevoir le prestigieux Prix Marcel Benoist pour ses travaux sur la téléportation quantique, dont il est l’un des pionniers. Théoricien aguerri, il a néanmoins toujours su s’adresser aux expérimentateurs
«Le plus court chemin d’un point à un autre, c’est d’y envoyer quelqu’un à sa place», déclare le Chat de Geluck, dont le dessin orne le bureau de Nicolas Gisin à l’Université de Genève. Offert par ses collègues pour son soixantième anniversaire, le fameux matou potelé a une conception assez drôle de la téléportation. Le professeur, lui, en a sans doute une autre, en tout cas une plus précise.
Voilà un peu plus de trente ans qu’il étudie la physique quantique, vaste discipline portant aussi bien sur les lois régissant les particules de matière que sur des applications concrètes telles que l’encryptage de données informatiques, la génération de nombres réellement aléatoires ou encore, donc, la téléportation. Autant de travaux dont il est l’un des pionniers et qui viennent d’être distingués par le Prix Marcel Benoist 2014, qui lui sera remis ce mercredi à l’Université de Genève*. Egalement appelée le «Nobel suisse», cette récompense honore chaque année un «savant suisse ou domicilié en Suisse qui aura […] fait la découverte ou l’étude la plus utile dans les sciences, particulièrement celles qui intéressent la vie humaine», comme l’indique le testament de Marcel Benoist, mystérieux juriste francilien qui a légué toute sa fortune à la Confédération afin de créer cette distinction.
Nicolas Gisin, 62 ans, nous reçoit dans son bureau du Groupe de physique appliquée. Il est quelque peu fatigué et on le comprend: conférences, congrès, récompenses, il enchaîne les déplacements partout dans le monde. Nul n’étant prophète en son pays, ce Suisse né à Genève n’avait jusqu’ici reçu que de modestes honneurs de la part de sa patrie. Un titre de docteur honoris causa à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne en 2004, le Prix «sciences» de la Ville de Genève en 2007 et… c’est tout. Alors forcément, un «Nobel suisse» prend une saveur particulière. «C’est une grande fierté que d’être reconnu par son propre pays. C’est quelque chose de difficile, et peut-être plus en Suisse qu’ailleurs, où l’on n’aime pas beaucoup les têtes qui dépassent», glisse le lauréat avec un large sourire. C’est le conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann, en tant que président de la Fondation Marcel Benoist, qui lui a officiellement appris la bonne nouvelle par téléphone. De mère allemande et de père bâlois, Nicolas Gisin se dit très à l’aise avec les langues; les deux hommes ont discuté le plus naturellement du monde en français, en allemand et en anglais, trois idiomes qu’ils maîtrisent parfaitement. Doué en langues, ça, d’accord, mais c’est surtout en sciences qu’il excelle.
Maths ou physique? Lorsqu’il s’inscrit à l’Université de Genève, Nicolas Gisin a du mal à faire son choix. «Je crois que je n’avais pas bien saisi la différence entre ces matières», se rappelle-t-il. Qu’à cela ne tienne, il étudiera les deux. Durant l’année scolaire, il révise ses cours d’arrache-pied et gagne un peu d’argent sur des chantiers. Après ses examens, il roule sa bosse autour du monde en emportant toujours avec lui quelques cahiers de vacances. C’est lors d’un voyage dans le sud de l’Inde en 1978 qu’il a le coup de foudre pour la physique quantique. «J’avais emporté des livres de Heisenberg et d’Einstein, mais c’est un article scientifique des physiciens John Clauser et Abner Shimony sur la physique quantique qui a été l’élément déclencheur», se souvient Nicolas Gisin.
Le papier est consacré aux inégalités de Bell, du nom du physicien irlandais John Bell, qui les a formulées dans les années 1960. Il s’agit de formules qui, en cas de violation par l’expérimentation, devaient confirmer les prédictions de la mécanique quantique. Or en 1972, ce même John Clauser mettait pour la première fois ces inégalités en défaut. Des résultats confirmés par la suite par d’autres expériences qui ont véritablement frayé la voie à la physique quantique.
Cette nouvelle discipline émerveille Nicolas Gisin. «Ces articles décrivaient un monde nouveau, dans lequel notre intuition n’est d’aucune utilité. C’est comme un voyage plein de surprises.» Voyage pour lequel il décide de s’embarquer. Vous l’imaginez achever ses études et s’enfermer dans un laboratoire? Raté. Comme ces particules qu’il étudie, Nicolas Gisin est du genre insaisissable. Après un post-doctorat en optique quantique à l’Université de Rochester dans l’Etat de New York, c’est dans le privé qu’il entame sa carrière, dans une start-up, Alphatronics, spécialisée dans les fibres optiques.
Bien payé, de retour dans sa Genève natale, il aurait pu en rester là. Sauf que Nicolas Gisin n’a jamais vraiment quitté ce «monde nouveau». «Je travaillais tous les soirs en rentrant et je continuais à publier quelques articles.» Alors lorsque se présente à lui l’opportunité de rejoindre l’Université de Genève en 1988, il fait fi de la baisse de salaire et accepte immédiatement de rejoindre le Groupe de physique appliquée, où il va effectuer l’essentiel de ses recherches.
Celles-ci sont basées sur le phénomène d’intrication quantique, observé lorsque deux particules physiquement distinctes, ici des photons (soit des particules de lumière), restent unies par un lien mystérieux et se comportent comme un seul et même objet. Un peu comme si un lancer de dé à Genève donnait simultanément le même résultat sur un autre dé situé à Tokyo. C’est l’intrication qui permet de réaliser des téléportations quantiques, une curiosité théorique qui a ensuite éveillé l’intérêt des expérimentateurs.
C’est ainsi qu’en 1982, le Français Alain Aspect, de l’Institut d’optique de Palaiseau, démontre pour la première fois que l’intrication quantique existe bel et bien. Poursuivant dans cette voie, Nicolas Gisin et son équipe mettent à leur tour en défaut les inégalités de Bell, cette fois en dehors d’un laboratoire. En 1997, ils démontrent que deux photons a priori indépendants, l’un à Bernex, l’autre à Bellevue, sont en fait liés de façon immatérielle, ce qu’on appelle aussi une «corrélation non locale». En 2006, il réalise la première téléportation quantique de photons distants de plusieurs kilomètres, en utilisant le réseau de fibre optique de Swisscom; ce ne sont pas les particules qui ont été téléportées, mais leurs propriétés. En d’autres termes, l’état quantique mesuré du premier photon était systématiquement retrouvé, au même instant, dans le second photon qui lui était intriqué. «Alors que personne ne jugeait possible de réussir cette expérience dans un réseau commercial, Nicolas Gisin y est parvenu grâce à sa parfaite compréhension des fibres optiques», se souvient Alain Aspect, qui voit en Nicolas Gisin l’un des physiciens les plus importants. «C’est d’autant plus louable qu’il a su persévérer malgré le peu d’intérêt qu’on a longtemps accordé à la physique quantique.» Ce tour de force valut en tout cas à Nicolas Gisin de recevoir en 2009 le Prix… John Bell, comme un clin d’œil de l’histoire.
Quelques années plus tard, son groupe réussit un autre type de téléportation quantique dans un système à trois photons cette fois. Plus récemment, en septembre dernier, c’est encore son équipe qui assure le buzz scientifique grâce à une étude publiée dans Nature Photonics. Elle détaille une expérience de téléportation sur une distance de 25 kilomètres. Surtout, c’est la première fois qu’une telle téléportation s’opère avec un changement de matière, l’information partant d’un photon, donc une particule de lumière, pour arriver dans un cristal tout ce qu’il y a de plus solide.
Aujourd’hui, les travaux de Nicolas Gisin font référence et ouvrent la voie à des applications concrètes telles que la sécurisation de certaines communications selon un protocole de cryptographie quantique, qui consiste à téléporter le message entre deux machines, sans aucune interception possible. C’est d’ailleurs l’activité principale d’ID Quantique, une entreprise fondée il y a treize ans par Nicolas Gisin et trois de ses collègues. Un aspect profondément fondamental, couplé à d’intéressantes applications concrètes: cette double approche constitue aujourd’hui la «marque de fabrique» des travaux de ce physicien.
«Cette dualité dans son travail, avec des applications pratiques issues d’aspects fondamentaux, est pour moi la marque d’un scientifique d’exception», commente le physicien Jérôme Faist, de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich. Et s’il a su concilier ces deux facettes de la physique, c’est avant tout parce que Nicolas Gisin a su bien s’entourer. «Nicolas est un théoricien qui sait parler le langage des expérimentateurs. En parvenant à réunir ces deux types de physiciens au sein d’un même groupe, il a su créer un environnement de travail stimulant, c’est ce qui fait la force de son équipe», analyse Hugo Zbinden, qui travaille avec lui depuis une vingtaine d’années.
Un autre de ses collaborateurs, Nicolas Sangouard, estime que ce sont ses capacités de manager qui ont été décisives. «C’est un vrai chef, qui sait créer une bonne ambiance dans le laboratoire, mais aussi en dehors, en organisant des sorties de ski ou des soirées fondue.» «Je ne suis pas un savant fou qui vivrait reclus, j’aime aller boire une bière avec mes collègues le vendredi et passer du temps en dehors du laboratoire», confirme l’intéressé.
Ce tempérament de meneur et ce goût du collectif prennent-ils leurs racines dans son passé de joueur de hockey sur gazon, sport qu’il a pratiqué au niveau national (il préside d’ailleurs aujourd’hui le Servette Hockey Club, «champion de Suisse», comme il le précise fièrement)? Ce serait faire un raccourci un peu trop rapide. Ce qui, pour quelqu’un qui téléporte des informations, n’a finalement que peu d’importance. Et ça, même le Chat en conviendra.
http://www.letemps.ch/Page/Uuid/81b27172-5df4-11e4-802c-cf45623830fa|3
* Remise du Prix Marcel Benoist 2014 à Nicolas Gisin,
mercredi 29 octobre 2014, 18h,
Uni Dufour, Genève, entrée libre.