un malade imaginaire

Publié le 28 octobre 2014 par Dubruel

d'après VOYAGE DE SANTÉ de Maupassant

M. Panard était un homme prudent.

Il avait peur de tous les accidents :

Des tuiles qui tombent d’un toit,

Des trains qui sortent de la voie…

Mais dans la vie,

Il redoutait surtout blessures et maladies.

Il avait compris avec prévoyance

Combien notre existence

Est menacée toujours

Par tout ce qui nous entoure.

La vue d’une marche lui faisait penser

Aux entorses et aux jambes cassées.

Quand il voyait

Une vitre brisée,

Il imaginait de profondes coupures.

S’il croisait un chat, il songeait à ses griffures.

Bref, il vivait avec une méticuleuse prudence,

Une complète et réfléchie prudence.

Il disait à sa femme,

Une brave femme

Qui se prêtait à ses manies :

-« Songe, ma bonne amie,

Comme il faut peu de chose pour s’estropier.

C’est effrayant d’y penser.

On traverse la rue,

Une voiture arrive et vous passe dessus.

Sous une porte cochère,

Si un petit courant d’air

Vous glisse le long du dos,

Il vous flanque une fluxion aussitôt. »

Il savait tout des épidémies, leur durée,

La façon de les prévenir, de les arrêter.

Il possédait

Sa propre bibliothèque médicale.

Il croyait

Aux thèses de Raspail,

À l’homéopathie

Et à la métallothérapie.

Il pense aujourd’hui

Que le meilleur plan

Pour éviter les maladies

Consiste à les fuir, et rapidement.

L’hiver dernier, Panard ayant appris

Qu’une épidémie

De typhoïde allait sévir à Paris

Une inquiétude l’envahit,

Il consulta son médecin : -« Puis-je rester,

Docteur, ou dois-je m’en aller ? » -« Partez ! »

Alors, il délibéra avec sa femme :

-« Que penserais-tu de Pau, Jeanne ?

-« Pau,…mais il y pleut du soir au matin

Et du matin au soir. Cannes serait plus sain. »

Panard, bien qu’un peu hésitant, accepta :

-« Dans le sud-est, n’y a t’il pas le choléra ? »

-« Oh ! Non, mon ami. »

-« Soit, mais j’emporte ma trousse de pharmacie. »

Un lundi matin,

Les Panard partirent en train

Descendirent à Saint Raphaël,

Et se rendirent dans le meilleur hôtel.

À peine arrivé, Panard demandait

Au garçon d’étage

Qui montait leurs bagages :

-« Depuis huit jours, non…, huit nuits plutôt,

Combien de malades ont dormi sur ce matelas

En déposant là

Les milliers de germes de leur peau ?

Comment oserai-je me coucher

Dans un lit suspect ? »

Ensuite, Panard exigea

Une chambre orientée

Au nord et s’assura

Que personne n’avait récemment

Loué cet appartement.

Il demeurait néanmoins un peu inquiet

À l’idée qu’il pourrait s’enrhumer.

Il dit à sa femme : « Il y a un danger

À dormir dans une pièce fraîche la nuit.

On peut y prendre des douleurs, et puis

D’ailleurs, je sens le malade ici…

Tu sens cette odeur de médicament ?

Moi, je la sens…

Il y a eu un…un poitrinaire dans ce lit. »

Il appela le patron et lui demanda :

-« Qui est votre dernier client

Qui a dormi ici ? »

-« Monsieur le comte de Martinat. »

-« Ah ! Et comment se portait-il ? »

-« Il souffrait beaucoup en arrivant ici,

Mais il est parti tout à fait guéri. »

-« Et de quoi souffrait-il ? »

-« De douleurs…de douleurs au cœur. »

-« Je comptais rester quelques temps ici,

Mais je viens de changer d’avis ;

Nous partirons tout à l’heure. »

Quand le patron, effaré,

Se fut retiré,

Panard dit à sa femme : -« L’ai-je bien dépisté

La maladie ? As-tu vu comme il hésitait…

Douleurs…douleurs…au cœur ;

Je t’en ficherai des douleurs au cœur !

Partons ! » Ils arrivèrent à Cannes à minuit.

À peine était-il au lit,

Que Panard s’écria :-« Cette odeur, tu la sens ?

…C’est de l’acide phénique…

On a dû désinfecter cet appartement.

Cela me pique ! »

Il se rhabilla et descendit.

Croisant un maître d’hôtel,

Il lui dit :

-« Quel pays ! Quel affreux pays !

Il n’y a que des malades dans ces hôtels !

Quel est le dernier voyageur qui

A logé ici ? »

-« Le grand-duc de Bade, monsieur. »

-« Et il se portait bien ? »

-« Oui, très bien, monsieur,

Tout à fait bien. » -« Suffit !

Nous partons pour Nice demain à midi

L’employé, furieux, se retira

Tandis que Panard

Disait à Mme Panard :

-« Il ne nous a pas avoué

Que le duc était malade,

Ah ! Le farceur,…le duc était malade ! »

Dans le train, l’odeur les suivit.

M. Panard murmura : « Ça sent ici.

On doit donc,

Arroser, sur l’ordre du Préfet,

Les rails et les wagons

Avec de l’eau phéniquée

Par mesure d’hygiène générale. »

Quand ils furent à l’hôtel de Nice,

L’odeur était devenue intolérable.

Panard lisait

À la une du Midi Libre

Avec un sourire de malice :

’’Les bruits malveillants

Qu’on fait courir

Sur l’état sanitaire de notre cité

Sont dénués de fondement.

Aucun cas de choléra

N’a été signalé

Ni à Nice ni aux environs. »

Panard se leva d’un bond

Et se mit à hurler : -« C’est le choléra !

Rentrons à Paris tout de suite…

Tout de suite ! »

Dans le train qui les ramenait à Paris,

Les Panard ont sans cesse senti

Une odeur de phénol asphyxiante.

Et chez eux, en ouvrant son sac de nuit.

S’est dégagé

Une odeur suffocante

Leur fiole d’acide phénique s’était brisée !

Alors, madame Panard,

Saisie d’un fou-rire convulsif, s’écria :

-« Ah ! Mon ami, ah ! Ah !

Le voilà, le voilà…

Ton choléra ! »