d'après VOYAGE DE SANTÉ de Maupassant
M. Panard était un homme prudent.
Il avait peur de tous les accidents :
Des tuiles qui tombent d’un toit,
Des trains qui sortent de la voie…
Mais dans la vie,
Il redoutait surtout blessures et maladies.
Il avait compris avec prévoyance
Combien notre existence
Est menacée toujours
Par tout ce qui nous entoure.
La vue d’une marche lui faisait penser
Aux entorses et aux jambes cassées.
Quand il voyait
Une vitre brisée,
Il imaginait de profondes coupures.
S’il croisait un chat, il songeait à ses griffures.
Bref, il vivait avec une méticuleuse prudence,
Une complète et réfléchie prudence.
Il disait à sa femme,
Une brave femme
Qui se prêtait à ses manies :
-« Songe, ma bonne amie,
Comme il faut peu de chose pour s’estropier.
C’est effrayant d’y penser.
On traverse la rue,
Une voiture arrive et vous passe dessus.
Sous une porte cochère,
Si un petit courant d’air
Vous glisse le long du dos,
Il vous flanque une fluxion aussitôt. »
Il savait tout des épidémies, leur durée,
La façon de les prévenir, de les arrêter.
Il possédait
Sa propre bibliothèque médicale.
Il croyait
Aux thèses de Raspail,
À l’homéopathie
Et à la métallothérapie.
Il pense aujourd’hui
Que le meilleur plan
Pour éviter les maladies
Consiste à les fuir, et rapidement.
L’hiver dernier, Panard ayant appris
Qu’une épidémie
De typhoïde allait sévir à Paris
Une inquiétude l’envahit,
Il consulta son médecin : -« Puis-je rester,
Docteur, ou dois-je m’en aller ? » -« Partez ! »
Alors, il délibéra avec sa femme :
-« Que penserais-tu de Pau, Jeanne ?
-« Pau,…mais il y pleut du soir au matin
Et du matin au soir. Cannes serait plus sain. »
Panard, bien qu’un peu hésitant, accepta :
-« Dans le sud-est, n’y a t’il pas le choléra ? »
-« Oh ! Non, mon ami. »
-« Soit, mais j’emporte ma trousse de pharmacie. »
Un lundi matin,
Les Panard partirent en train
Descendirent à Saint Raphaël,
Et se rendirent dans le meilleur hôtel.
À peine arrivé, Panard demandait
Au garçon d’étage
Qui montait leurs bagages :
-« Depuis huit jours, non…, huit nuits plutôt,
Combien de malades ont dormi sur ce matelas
En déposant là
Les milliers de germes de leur peau ?
Comment oserai-je me coucher
Dans un lit suspect ? »
Ensuite, Panard exigea
Une chambre orientée
Au nord et s’assura
Que personne n’avait récemment
Loué cet appartement.
Il demeurait néanmoins un peu inquiet
À l’idée qu’il pourrait s’enrhumer.
Il dit à sa femme : « Il y a un danger
À dormir dans une pièce fraîche la nuit.
On peut y prendre des douleurs, et puis
D’ailleurs, je sens le malade ici…
Tu sens cette odeur de médicament ?
Moi, je la sens…
Il y a eu un…un poitrinaire dans ce lit. »
Il appela le patron et lui demanda :
-« Qui est votre dernier client
Qui a dormi ici ? »
-« Monsieur le comte de Martinat. »
-« Ah ! Et comment se portait-il ? »
-« Il souffrait beaucoup en arrivant ici,
Mais il est parti tout à fait guéri. »
-« Et de quoi souffrait-il ? »
-« De douleurs…de douleurs au cœur. »
-« Je comptais rester quelques temps ici,
Mais je viens de changer d’avis ;
Nous partirons tout à l’heure. »
Quand le patron, effaré,
Se fut retiré,
Panard dit à sa femme : -« L’ai-je bien dépisté
La maladie ? As-tu vu comme il hésitait…
Douleurs…douleurs…au cœur ;
Je t’en ficherai des douleurs au cœur !
Partons ! » Ils arrivèrent à Cannes à minuit.
À peine était-il au lit,
Que Panard s’écria :-« Cette odeur, tu la sens ?
…C’est de l’acide phénique…
On a dû désinfecter cet appartement.
Cela me pique ! »
Il se rhabilla et descendit.
Croisant un maître d’hôtel,
Il lui dit :
-« Quel pays ! Quel affreux pays !
Il n’y a que des malades dans ces hôtels !
Quel est le dernier voyageur qui
A logé ici ? »
-« Le grand-duc de Bade, monsieur. »
-« Et il se portait bien ? »
-« Oui, très bien, monsieur,
Tout à fait bien. » -« Suffit !
Nous partons pour Nice demain à midi
L’employé, furieux, se retira
Tandis que Panard
Disait à Mme Panard :
-« Il ne nous a pas avoué
Que le duc était malade,
Ah ! Le farceur,…le duc était malade ! »
Dans le train, l’odeur les suivit.
M. Panard murmura : « Ça sent ici.
On doit donc,
Arroser, sur l’ordre du Préfet,
Les rails et les wagons
Avec de l’eau phéniquée
Par mesure d’hygiène générale. »
Quand ils furent à l’hôtel de Nice,
L’odeur était devenue intolérable.
Panard lisait
À la une du Midi Libre
Avec un sourire de malice :
’’Les bruits malveillants
Qu’on fait courir
Sur l’état sanitaire de notre cité
Sont dénués de fondement.
Aucun cas de choléra
N’a été signalé
Ni à Nice ni aux environs. »
Panard se leva d’un bond
Et se mit à hurler : -« C’est le choléra !
Rentrons à Paris tout de suite…
Tout de suite ! »
Dans le train qui les ramenait à Paris,
Les Panard ont sans cesse senti
Une odeur de phénol asphyxiante.
Et chez eux, en ouvrant son sac de nuit.
S’est dégagé
Une odeur suffocante
Leur fiole d’acide phénique s’était brisée !
Alors, madame Panard,
Saisie d’un fou-rire convulsif, s’écria :
-« Ah ! Mon ami, ah ! Ah !
Le voilà, le voilà…
Ton choléra ! »