Je pense souvent à ce matin du 15 juin 2010, il faisait grand soleil, il était 5h35, Enzo venait de mourir. Je suis sorti de sa chambre toute noire, dehors le jour inondait, éblouissant, je suis allé trouver le personnel hospitalier, les infirmières, les aides-soignantes, des visages familiers, j’ai dit « c’est fini, Enzo est mort« , et j’ai pleuré comme on perd pied, comme on coule, comme on se noie.
Avancer sans pouvoir respirer.
De minutes en silence, je ne sais plus comment on s’est retrouvé assis dans la salle de jeux du 6ème étage bâtiment D, la procédure sans doute, Mel, Julie l’interne et moi. Je m’en souviens comme si c’était hier. C’était hier. Julie, si loin si proche jusqu’alors, on la connaissait, elle suivait Enzo depuis de longs mois, avec gentillesse et humanité, sous son visage aux traits parfaits, comme un masque parfois, et sa blouse blanche aussi.
Pour la distance professionnelle.
On a parlé, des mots pour dire, les seuls dont je me souviens aujourd’hui c’est « Qu’est-ce que je vais pouvoir leur dire aux 2 autres maintenant? Jamais plus je pourrai les engueuler« .
C’était con. Julie était émue, visiblement. Elle m’a souri, Mel avait les yeux rouge de larmes, Julie m’a murmuré que ma vie allait continuer, que Gaspard et Ugo seraient là, qu’ils avaient besoin de moi, que je saurai de nouveau être père. Pas tout de suite mais plus tard.
Ses mots, une bouée dans un océan d’angoisses, de doute, de vide, de rien. Impossible à attraper. SOS à mort.
St Germain-en-Laye hier, posté devant Carott cake club (clic), j’attends Gaspard venu apprendre l’anglais par le théâtre. Ces moments de ma vie d’après le Jour. Julie avait raison, il y a une vie de père après la vie d’Enzo, même si ce n’est plus la même. Surtout pour l’éducation. C’est comme si je planais, en apesanteur, comme si tout était amoindri, relatif, et finalement, pas grave. L’important est ailleurs. Dans la capacité de Gaspard à déplacer la montagne de tristesse que je porte chaque jour, dans ses rires, dans son énergie, dans ses bêtises, dans son rapport aux autres, tant pis s’il est un peu dissipé à l’école, s’il ne rentre pas toujours dans la bonne case, s’il a parfois besoin de s’évader avec sa grande bouche des murs qui l’entourent.
De fils en aiguilles, je suis devenu celui que je n’étais pas, calme et respectueux de sa personnalité et ce bien avant qu’il n’ait besoin de me l’imposer. De s’imposer.
Avec Ugo, c’est différent, on a tout vécu ensemble, mes intransigeances de jeune père, cette exigence excessive, ma dureté, ses fuites dans l’absence de travail scolaire, l’incompréhension, mon nouveau moi de père, et puis cette mue ovilloise qui fait de lui le parfait juriste sportif casanier, celui que j’étais aussi, avant, celui qu’il est surtout, maintenant. Sa force, sa quiétude et une tolérance que mes 46 mois de juin m’ont forcé avec brutalité à apprendre. Je l’admire, le père est devenu guide jusqu’au moment prochain où Ugo lâchera la corde pour de nouvelles aventures. J’ai peur parfois de me retrouver sans lui.
Julie vit toujours à Bordeaux, avec Olivier son mari, pédiatre lui aussi, depuis le 15 juin 2010 et les larmes de Julie qui ont fini par la submerger tout comme nous, on est devenus amis. On ne se voit pas souvent, rarement même, mais quelque chose nous unit qui dépasse le besoin de partage et son expression, une forme d’évidence, parce que c’était eux, parce que c’était Enzo. Julie bosse au CHU, elle accompagne des enfants en fin de vie dans le service d’oncologie. Un travail comme un sacrifice fait aux autres, il faut le faire, il faut aider, être présent dans ces moments aussi, la mort fait partie de son quotidien, même si la mort a l’âge de ses enfants. J’y pensais hier devant Carott cake club, je pensais à notre société qui valorise un Ibrahimovic au prix de 10 000 ou 100 000 Julie, à cette société qui rend un hommage national à un De Margerie, alors que personne ne rend jamais hommage à Julie et à tous ceux qui vivent pour les autres.
Si je n’avais pas peur de finir sur un jeu de mots déplacé, je dirai à Julie, TOTAL RESPECT. Finalement, je n’ai pas peur.
Merci Julie.