« Nous vivons une époque de puritanisme. La vie privée des uns est l’affaire de tous. La luxure est respectable, la luxure et la sentimentalité. Ils voulaient du spectacle : que je batte ma coulpe, des remords, des larmes si possible. Un programme de télé en somme. Je ne leur ai pas donné ce plaisir. »
Disgrâce - J M. Coetzee
Pascale Kramer et Sami Tchak s’entretiennent de Disgrâce par courrier électronique
Wikipédia (page Prix Nobel de littérature) : Nombre de critiques, spécialistes et cercles de lecteurs déplorent le fait que la qualité des apports poétique et esthétique d’une œuvre au domaine des Lettres n’est pas le seul critère impartial sur lequel s’axe l’Académie suédoise pour attribuer le prix Nobel. Son histoire est jalonnée de controverses et il entraîne régulièrement des contestations.
Je vous annonce que je vais rajouter une controverse, dans mon salon, à celles qui ont jalonné les prix Nobel de littérature : Je ne comprends pas le prix Nobel de J.M. Coetzee (2003) pour le roman "Disgrâce". Si tant est que ce prix Nobel n’ait été, en fait, que la récompense de l’ensemble de la carrière de ce romancier Sud-Africain et non pas le fruit du jugement de cette seule œuvre parue en 2001 (1999 en version anglaise). Le livre a également reçu le Booker Prize en 1999.
Revenons tout d’abord sur le livre.
David Lurie est professeur à l’Université du Cap, divorcé, amateur de jeune étudiante et bon vivant. Puis au jour, l’étudiante de trop. Mélanie a un copain, un loubard qui a décidé de faire payer à Lurie l’intérêt (réciproque ?) qu’il porte à sa copine. C’est le scandale. Lurie est renvoyé de l’université, mis au ban d’une société dans laquelle il nageait pourtant comme un petit poisson. Pour prendre du recul, Lurie décide d’aller en villégiature chez sa fille Lucy qui s’est retirée, quelques années plutôt, du monde pour aller vivre à la campagne avec sa compagne.
« La vérité est que cela ne lui plaît pas d’imaginer sa fille dans des étreintes passionnées avec une autre femme, et une femme moche qui plus est. »
A partir de là, David Lurie entre peu à peu dans la vie campagnarde qu’a choisi sa fille. Vie faite de concessions, de choix qui choquent sa façon de voir le monde, de voir la vie. Il observe les mœurs paysannes de Grahamstown et surtout, au travers de la relation entre Lurie et sa fille Lucy et son voisin/employé noir (Pétrus), J M Coetzee nous expose les sentiments de cette classe paysanne blanche qui vit avec appréhension les premières années post-apartheids qui voient les Noirs prendre de plus en plus de place dans la société.
L’écriture de John Maxwel Coetzee est incisive, fluide. Une parfaite maîtrise de la narration et, surtout, elle nous permet de nous imprégner de cette atmosphère particulière qui semble être faite d’angoisse, de – presque – peur permanente.
Cependant, autant le processus de a disgrâce de Lurie, l’histoire avec Mélanie l’ont conduit à ce ’retour à la terre’ et les drames qui s’en sont suivi, m’ont tenu en haleine, autant l’espèce de rédemption - en allant voir les Issacs - tentée par l’auteur - la philosophie de la vie de Lurie n’a pas vraiment changé ou les ’regrets’ qu’il expriment m’ont semblé téléphonés, factices. Trop simple comme évolution psychologique du personnage.
De plus, contrairement à un Mark Behr qui dans "L’odeur des pommes" exprime avec une brutalité crû les sentiments de la classe bourgeoise Afrikaners des années soixante-dix, sans se camoufler, sans rien voiler ; Coetzee n’y va jamais franchement. Tout est dans des insinuations que j’ai trouvé malsaine.
Petrus, le voisin Noir, et sa famille sont montrés, entre les lignes, comme de sortes de hyènes qui regardent la pauvre petite blanche sans défense qu’est Lucy comme une proie à qui ils vont faire subir toutes les bassesses en paiement des années d’Apartheid. Le problème n’est pas que les personnages de Lucy, ou de Bev Shaw – propriétaire d’un chenil – aient pu penser ça, après tout, les peurs seraient compréhensibles, mais c’est dans le regard de celui qui est censé être observateur que l’on a une quantité de sous-entendus du rapport des Noirs, forcément revanchards, aux blancs, livrés à leur merci.
« C’est l’histoire qui s’exprimait à travers eux. (...) une histoire de torts longuement subis. »
J M Coetzee a choisi de ne pas revenir sur les discriminations qu’auraient pu subir les Noirs et ancre son récit, surtout, dans ce rapport entre le père des villes et la fille de champs et leur difficulté à se comprendre. David Lurie est avant tout un être très superficiel et un peu paumé qui est censé retrouver, grâce à la rigueur de la "vraie" vie des campagnes, le sens des valeurs. Cet aspect est tellement téléphoné que je n’ai pas réussi à y croire.
« Nous vivons une époque de puritanisme. La vie privée des uns est l’affaire de tous. La luxure est respectable, la luxure et la sentimentalité. Ils voulaient du spectacle : que je batte ma coulpe, des remords, des larmes si possible. Un programme de télé en somme. Je ne leur ai pas donné ce plaisir. »
L’histoire de Lurie, son rapport particulier à sa fille et même à son ex-femme est superbement campée. Et là aussi, le lecteur est surpris par le parti-pris de J M Coetzee car ce récit aurait aussi bien pu se passer dans un état agricole du centre américain, où les grandes villes côtoient des campagnes, tellement "l’Afrique" est absente de cette histoire. Le récit est totalement expurgés du contexte Sud-Africain hormis, comme je l’ai dit, sur la partie du roman quand arrive l’agression de Lucy par des neveux de Pétrus. Là, je ne comprends plus le projet de l’auteur. Un sentiment de mal l’aise.
Un subliminal "regardez-nous, victimes expiatoires, consentante face à la violence inéluctable des Noirs", qui filtre des pensées de Lurie sans que jamais il n’exprime jusqu’au bout ses pensées. J’aurai préféré plus de brutalité dans l’expression de ces peurs qui ont, sans doute, traversées les esprits de nombreux Sud-Africains blancs quand la fin de l’Apartheid est arrivée. D’autant plus que l’auteur, J M Coetzee, nous met dans les pensées de Lurie et donc il ne devrait pas y avoir cette espèce de censure. C’est comme si le personnage savait que quelqu’un scrutait ses pensées et qu’il fallait donc qu’il garde certaines peurs, non-politiquement corrects, pour lui.
« A mi-chemin, à sa surprise, Lucy se met à parler. "C’était si personnel, dit-elle. Cela s’est fait avec une haine personnelle, contre moi. C’est ce qui m’a sidérée plus que tout le reste. Le reste...On pouvait s’y attendre. Mais pourquoi une haine pareille contre moi ? Je ne les avais jamais vus de ma vie". Il attend qu’elle en dise plus, mais pour l’instant rien ne vient.
"C’est l’histoire qui s’exprimait à travers eux, offre-t-il, enfin comme explication. Une histoire de torts longuement subis. Essaie de voir ça sous cet angle, cela t’aidera peut-être. Il t’a peut-être semblé qu’ils s’en prenaient à toi personnellement, mais ce n’était pas le cas : cela venait de loin, dicté par les ancêtres". »
Une lecture qui vous laisse sur un sentiment d’inachevé, qui laisse un arrière-goût d’écriture qui n’a pas voulu prendre de risques, explorer plus en avant les méandres marécageux des non-dits. Cet inconscient violent qui régit les rapports entre blancs et noirs en Af-Sud est suggéré, jamais clairement dit et analysé. On nous laisse sur des effleurements, des impressions chopées entre les lignes. De plus, les personnages qui ne sont pas poussés à bout, des fils de vie sont laissés en suspens avec des "pourquoi...?" qui ne trouvent pas de réponses.
Belle lecture, très belle forme, se dévore d’un trait, mais des "lâchetés" dans le fond qui nous donne une fin aussi frustrante que la fin de la série "Lost".
Ce "Disgrâce" est, sans aucun doute, un très bon livre. Un récit où certaines longueurs m’ont un peu freinées mais que j’ai aimé, notamment dans cette phase de remise en question et tentative de rédemption de ce quinqua dont la vie bien rangée par à vau-l’eau. Superbe narration quand J M Coetzee aborde de la prise du temps sur un homme à femme. L’âge qui le rattrape, le corps qui cède sous le poids des ans et l’angoisse inconsciente devant l’heure de la dépendance qui approche. La vie d’un homme qui vieilli seul.
" C’en est fini des jours où il courait le guilledou et le reste. Que reste-t-il à faire quand c’en est fini de courir ? Il se voit avec des cheveux blancs, le dos vouté, se traîner jusqu’à l’épicerie du coin pour acheter son demi-litre de lait et sa demi-miche de pain ; il se voit, assis à un bureau, l’esprit vide, dans une pièce encombrée de papiers jaunissants, attendant la fin de l’après-midi, longue à venir, pour préparer le repas du soir et aller se coucher."
Cependant je ne peux m’empêcher de me poser la question du succès de ce livre (Booker Prize et Prix Nobel) versus la lecture que peut en avoir des lecteurs d’ascendance européenne et ceux d’ascendance africaine. J’aurai aimé que l’auteur y aille plus franco dans les peurs et l’expression des appréhensions de certains blancs dans un environnement post-apartheid, qu’il n’y ait pas ce côté sournois, non-dit, insinué. Ma première lecture d’un Nobel ne fut pas des plus concluantes, mais ce livre est à découvrir, vraiment.
Disgrâce
John Maxwell COETZEE
Éditions du Seuil (2002)
Voir en ligne : PALABRES AUTOUR DU ROMAN : "Disgrâce " de John Maxwell Coetzee