Censure contre glamour

Publié le 26 octobre 2014 par Marcel & Simone @MarceletSimone

« Dans l’air, nous suivons des yeux
la fumée, la fumée,
qui vers les cieux
monte, monte parfumée.
Cela monte gentiment
à la tête, à la tête,
tout doucement cela vous met
l’âme en fête! »
(Choeur des cigarières, Carmen, Acte 1)

D’habitude, le tacle vient des anti-corridas. Le coup de boutoir qu’a reçu Carmen est cette fois-ci venu des anti-tabacs. Oui, Carmen travaille dans une fabrique de cigares à Séville, et c’est quand même gênant. C’est ce qu’a pensé le West Australia Opera, basé à Perth ; Carmen a donc été déprogrammé de la saison 2015/2016. Cette décision est intervenue alors que ledit opéra a conclu un partenariat avec un nouveau sponsor, Healthway, une agence de l’État qui promeut les « modes de vie sains ». La directrice du West Australia Opera, Carolyn Chard, a justifié sa décision, d’une logique implacable :


« Carmen is an opera that is actually set in a tobacco factory, so that does present some difficulties if you’re promoting non-smoking and healthy work environments »


De son côté, Rosanna Capolingua, directrice de l’agence Healthway, a ajouté : « As far as Heathway is concerned, it is taxpayers’ dollars and we have to use it to protect and promote the health of Western Australians. »

L’agence a ajouté avoir des preuves que donner une image « glamour » de la cibiche augmentait la probabilité que les jeunes commencent.

Sur un des sites d’information australiens qui a relayé l’information, quelqu’un a cocassement remarqué : « Mais le message global est sain puisque Carmen meurt à la fin ». Le débat a pris une telle ampleur que le Premier Ministre australien, Tony Abbott, est intervenu pour dénoncer « le politiquement correct devenu fou », et a ajouté que si l’on suivait le même raisonnement, presque tous les opéras seraient interdits. Ce n’est pas faux. On pourrait alors censurer La Traviata, qui incite à la débauche alcoolisée, interdire Macbeth pour incitation au régicide, et la Tétralogie de Wagner, au motif qu’elle fait l’apologie de l’inceste et de l’adultère, Siegmund s’y unissant avec sa soeur Sieglinde, pourtant mariée à Hunding…

Au même moment, à l’autre bout du monde anglo-saxon, un autre opéra a fait l’actualité. Lundi soir, au Metropolitan Opera de New York, il y a eu la première de La Mort de Klinghoffer de John Adams. Pas de tabac cette fois-ci, mais un sujet récent et ultrasensible : l’opéra raconte la prise en otage du bateau italien Achille Lauro le 7 octobre 1985 par des terroristes du Front de Libération Palestinien, qui en sont venus à tuer un des passagers, Léon Klinghoffer, un juif de New York en fauteuil roulant.

Déjà au mois de juin, la polémique avait fait rage au moment où le Met avait annoncé son intention de diffuser en direct une des représentations de ce spectacle dans les cinémas du monde entier. Cette diffusion a malheureusement été annulée, sous la pression des lobbies juifs américains qui considèrent l’œuvre comme une apologie du terrorisme, et qui accusent John Adams de dépeindre les Palestiniens comme des victimes. D’après les filles de Léon Klinghoffer :


« [The Death of Klinghoffer] offers no real insight into the historical reality and the senseless murder of an American Jew (…) It rationalises, romanticises and legitimises the terrorist murder of our father.»

Il y avait du monde devant le Lincoln Center, où s’étaient rassemblés les manifestants. Il y avait même l’ancien maire républicain de New York, Rudolf Giuliani, qui a dénoncé le fait que l’oeuvre offre « a distorted view of history ». Les slogans étaient crus : « Shame ! », « Terror is not art ! ». Certains avaient même apporté des fauteuils roulants pour l’occasion, aux fins d’évoquer la mémoire de Klinghoffer. Je ne vous parle pas des commentaires sur les sites de presse américains (leur question récurrente est « à quand un opéra glorifiant les terroristes du 11 septembre ? »). Les critiques sont allés chercher assez loin leurs références. Le président de la Zionist Organization of America, Morton Klein, a décrit l’opéra comme une « nuit de cristal opératique », qui alimenterait l’antisémitisme. Dans une déclaration publique, le Met a répondu que :


« The rumours and inaccuracies about the opera and its presentation at the Met are part of a campaign to have it suppressed. Klinghoffer is neither antisemitic, nor does it glorify terrorism. The Met will not bow to this pressure. »

Il est vrai que le chœur des palestiniens exilés n’y va pas par quatre chemins :

« My father’s house was razed
In nineteen forty-eight
When the Israelis passed
Over our street.
(…)
Of that house, not a wall
In which a bird might nest
Was left to stand. Israel
Laid all to waste. »

C’est heureux que l’opéra occupe à ces deux occasions le devant de la scène médiatique. Mais il est inquiétant de voir comment des arguments fallacieux peuvent gêner la production d’œuvres artistiques. Pour vous donner un avis sur le caractère consensuel de la Mort de Klinghoffer, je vous recommande de regarder la bande annoce sur le site officiel du Metropolitan Opera. Et ensuite, je vous conseille de réécouter Carmen, tout en fumant beaucoup. Parce que le politiquement correct tue beaucoup plus que la cigarette.