Carl Blechen (Cottbus, 1798-Berlin, 1840),
Phare dans une mer tempétueuse, c. 1826
Huile sur toile, 72 x 119 cm, Hambourg, Kunsthalle
[image en très haute définition ici]
Lorsque l'on évoque le nom de Louis Spohr, ce qui, avouons-le, n'arrive pas très souvent en France, c'est plutôt l'image d'un compositeur de musique instrumentale ou d'un virtuose du violon qui s'impose à l'esprit. Il n'en fut pas moins actif dans d'autres domaines, comme celui de l'oratorio dans lequel il connut quelques éclatants succès, notamment avec Die letzten Dinge (Les ultimes choses) que Frieder Bernius vient de graver pour Carus.
Lorsqu'il se lança dans l'écriture de cette œuvre, à l'automne 1825, Spohr était installé à Kassel depuis plus de trois ans ; il y avait obtenu, grâce à l'entremise de Carl Maria von Weber, le poste de Kapellmeister de la Cour qui lui permettait, entre autres, d'avoir la haute main sur les activités de l'opéra qui assura, en 1823, la création de sa Jessonda dont le triomphe lui valut d'être considéré comme un des plus importants compositeurs germaniques de son temps. Spohr n'en était pas à son coup d'essai en matière d'oratorio, un genre que la distance qu'il avait prise avec la religion et l'intérêt grandissant que lui accordait une bourgeoisie dont le poids ne cessait de croître au sein de la société avaient conduit à entamer une profonde mutation dès la fin du XVIIIe siècle, comme en attestent la Création (1797) mais surtout les Saisons (1800) de Joseph Haydn qui, pour être pétries de spiritualité, n'ont aucun caractère spécifiquement liturgique ; il avait donné en 1812, alors qu'il était en service à Gotha, Das jüngste Gericht (Le Jugement dernier), une œuvre de commande créée pour les célébrations de l'anniversaire de Napoléon sur laquelle il porta ensuite un regard sévère, la jugeant inégale et d'un style peu approprié à son sujet. Peut-être encouragé par le succès fracassant, en 1820, de Das Weltgericht (Le Jugement du monde), un oratorio de Friedrich Schneider (1786-1853) qu'il serait sans doute opportun d'enregistrer tant son influence sur le genre, en Allemagne, est patente, Spohr se mit au travail avec conviction et en étroite collaboration avec Friedrich Rochlitz (1769-1842), auteur du livret d'après l'Apocalypse selon saint Jean, mais dont l'influence réelle sur la partition va bien au-delà, car il conseilla, par exemple, au compositeur d'y privilégier les chœurs et les récitatifs accompagnés plutôt que les arias. Il n'est pas inutile de citer ici, à ce propos, ce que ce dernier écrivait après l'audition de la première partie de l'œuvre en novembre 1825 : « je n'ai pas ménagé ma peine pour être réellement simple, respectueux et vrai dans l'expression et ai soigneusement évité toutes les affectations, la pompe et les difficultés. L'avantage est une immédiate praticabilité pour les sociétés d'amateurs, pour lesquelles l'œuvre est principalement pensée, et une meilleure compréhension de mes idées par le public » (Clive Brown, Louis Spohr, a critical biography, p. 174). La création en l'église luthérienne de Kassel, le vendredi saint 1826, fut un triomphe.
Une des caractéristiques de chacune des deux parties de Die letzten Dinge est le peu de place que chacune accorde à la virtuosité vocale, les solos, modestes techniquement mais exigeant une grande justesse dans l'expression, étant, en outre, intégrés à un flux musical continu qui, à l'instar de ce que l'on l'observe dans le Lazarus inachevé de Schubert (1820), confère à l'oratorio une grande impression d'unité, encore renforcée par l'emploi de motifs musicaux récurrents. Si les interventions chorales sont nombreuses, la poids accordé à l'orchestre est également important et nous rappelle que Spohr est l'auteur de dix symphonies qui méritent assurément mieux que l'oubli ; outre des passages plus ou moins développés qui prennent place dans le déroulement de l’œuvre, ses deux parties sont chacune introduites par une longue page instrumentale finement ouvragée dans laquelle le musicien fait montre de son goût habituel pour la modulation et le chromatisme, ce travail orchestral représentant assurément, avec le très sensible duetto pour soprano et ténor « Sei mir nicht schrecklich », seule véritable concession du compositeur, ici, au style opératique, la part la plus ouvertement romantique de la partition. Spohr et Rochlitz ont délibérément choisi de ne pas peindre les aspects dévastateurs du Jugement dernier, dont la description se trouve cantonnée à deux numéros, le récitatif du ténor « Die Stunde des Gerichts, sie ist gekommen » (« L'heure du jugement est arrivée ») et le tempétueux chœur « Gefallen ist Babylon » (« Babylone est tombée »), tandis que tout le reste de l'oratorio proclame la bonté de Dieu, la justesse de Ses œuvres et, bien entendu, l'espoir des fidèles qui se sont endormis dans l'espoir de la résurrection. Du fait de cette optique particulière, Die letzten Dinge entre tout naturellement en résonance avec deux tendances bien distinctes de l'art de son temps, d'une part le frisson qui parcourt la peinture de paysage laquelle tire d'une topographie transcendée le sentiment d'une nature mystique (Caspar David Friedrich, Carl Blechen, Johann Christian Dahl) et de l'autre la volonté de sobriété de l'école nazaréenne (Franz Pforr, Johann Friedrich Overbeck, Peter von Cornelius — soulignons, au passage, que le choix d'un tableau de Ludwig Ferdinand Schnorr von Carolsfeld est parfait) qui entendait, en se référant aux artistes ayant précédé Raphaël, retrouver une certaine pureté dans la représentation des sujets religieux.
Die letzten Dinge est une œuvre qui a été plutôt gâtée par le disque puisque, avec la nouvelle venue, ce ne sont pas moins de trois versions récentes qui s'offrent au mélomane, sans parler d'une plus ancienne dirigée par Gustav Kuhn (Philips, 1987) qui relève d'une esthétique chorale et surtout orchestrale datée mais peut se prévaloir d'un excellent quatuor de solistes. Si la lecture de Bruno Weil (Capriccio, 2007) ne manque pas de qualités, notamment grâce aux couleurs des instruments anciens de la Cappella Coloniensis et à un ténor d'une belle éloquence, force est de constater que la lourdeur de la battue dessert toute la première partie qui, à vouloir être trop solennelle, finit par faire du surplace, la seconde étant plus dynamique. Paru presque en même temps que celui de Frieder Bernius, l'enregistrement signé par Ivor Bolton à la tête des forces du Mozarteumorchester Salzburg et du Salzburger Bachchor (Oehms classics) possède de nombreux atouts, avec un chœur bien préparé et réactif, un orchestre aux sonorités très « droites » mais conservant une véritable densité, un très bon plateau vocal hélas terni par une soprano au vibrato envahissant qui gâche un peu la fête, et la direction d'un chef soucieux d'impact dramatique qui fait parfois songer à Nikolaus Harnoncourt y compris, malheureusement, dans ses accès de brutalité. Il me semble que l'interprétation défendue par Frieder Bernius réalise une heureuse synthèse de celles qui l'ont précédée en proposant une vision superbement équilibrée de cet oratorio de Spohr. Les solistes ne sont sans doute pas aussi flamboyants que ceux de Gustav Kuhn, mais ils sont parfaitement bien chantants, tant du point de vue du plaisir que donne leur prestation que de sa rectitude stylistique, la Deutsche Kammerphilharmonie Bremen n'a pas d'instruments anciens comme chez Bruno Weil, mais elle joue avec un vibrato très contrôlé, une légèreté de touche et un évident souci de la couleur et de l'articulation – elle surpasse, sur ce point, le Mozarteumorchester Salzburg, et je soupçonne que le fait que le premier violon ne soit autre que celui de l'Akademie für alte Musik Berlin n'y est pas étranger – qui ne les font pas regretter outre mesure, le Kammerchor Stuttgart ne fait pas mentir son excellente réputation de discipline, d'investissement et de lisibilité. Si Ivor Bolton a choisi de tirer Die letzten Dinge du côté de l'opéra, une option qui, pour stimulante qu'elle soit, d'autant qu'elle est assumée avec brio, ne me paraît pas correspondre exactement à ce que l'on sait des souhaits de Spohr, Frieder Bernius adopte une optique différente qui, tout en préservant le dynamisme et l'engagement indispensables, laisse un peu plus de place à l'intériorité, à la ferveur, voire à une certaine solennité sans qu'elles se muent pour autant en pesanteur. En ne faisant jamais l'impasse sur le raffinement et la richesse de l'écriture que la précision de sa direction met particulièrement bien en valeur, le chef parvient à obtenir de ses troupes l'absence d'afféterie que visait le compositeur ainsi qu'une luminosité qui rendent sa musique profondément éloquente et émouvante, parfois presque réconfortante.
À ceux d'entre vous qui ont des affinités avec ce répertoire comme aux curieux qui sentent qu'ils pourraient en avoir, je recommande ce splendide enregistrement de Die letzten Dinge qui propose une partition peu connue en France, mais passionnante et dont les écoutes successives n'épuisent pas les beautés. Puisse Frieder Bernius ne pas s'arrêter en si bon chemin dans son parcours au cœur de l'oratorio romantique allemand ; Spohr, dont on aimerait entendre Des Heilands letzte Stunden, écrit dans le sillage de la redécouverte de la Passion selon saint Matthieu de Bach, Schneider et sans doute bien d'autres nous réservent encore de bien belles découvertes.
Louis Spohr (1784-1859), Die letzten Dinge WoO 61
Johanna Winkel, soprano
Sophie Harmsen, mezzo-soprano
Andreas Weller, ténor
Konstantin Wolff, basse
Kammerchor Stuttgart
Deutsche Kammerphilharmonie Bremen
Frieder Bernius, direction
1 CD [durée totale : 74'55"] Carus 83.294. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté sous forme physique en suivant ce lien ou au format numérique sur Qobuz.com.
Extraits proposés :
1. Première partie : Ouverture
2. Deuxième partie : Coro « Gefallen ist Babylon »
Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
Illustrations complémentaires :
Peter von Cornelius (Düsseldorf, 1783-Berlin, 1867), Le Jugement dernier, 1836-39. Fresque, 18,3 x 11,3 m, Munich, Ludwigskirche
La photographie de Frieder Bernius est de Gudrun Bublitz, utilisée avec autorisation.