Skinhead. Écrire et encore écrire ; dire et surtout ne pas se taire ; témoigner du possible-impossible littéraire, lorsque l’émotion vous saisit et que, pour en découdre vraiment avec ce que vous ressentez, il vous faut respirer bien fort pour affronter des pensées ambivalentes, les braver comme on monte sur un ring. Il est des romans qui laissent des traces ineffaçables et vous secouent l’esprit et l’âme des jours durant. Lisez "Les Fils de rien, les princes, les humiliés", de Stéphane Guibourgé (Fayard, 200 pages), et vous comprendrez ce que signifie un «choc» littéraire qui accouche, oui, de ce possible-impossible si rare à atteindre en tant que récit. Celui-ci débute par ces mots terribles : «Nous choisissons la haine.» Le décor est planté ; il ne se figera jamais totalement. Le roman de Guibourgé, ramené à l’os, souvent magistral dans la construction et le choix des mots qui vous percutent sans sommation dans des séquences heurtant toute intimité en vous, est construit sur un va-et-vient entre passé et présent.
Un narrateur, qui a fui loin de la ville et de sa vie d’avant, et qui déclare bâtir une maison pour son fils, se souvient de sa jeunesse, au cœur des années quatre-vingt. Il était alors skinhead. La violence, au sein de ce qu’il appelle la «Meute», était son ordinaire. Il avait quinze ans, seize ans, les autres à peine plus. Son nom de code: Falco. Son occupation: le zonage et la castagne, dans la rue, les stades, les manifs, les no man’s land, avec Lev, Jean-Phi, Pierrot, Tintin ou Markus. Leur cible: les Arabes, les juives, les homos, les gauchistes. Ce n’étaient que bêtes fauves et moitié de fachos. Ils évoluaient déjà dans la préfiguration d’un enfer urbain ensauvagé, soumis à la loi des plus forts et des plus haineux. Semer la terreur pour ne plus avoir peur.
Alerte. Qu’on se rassure: le narrateur qui raconte ses errements, ses drames, son long passage en prison, et même son improbable quête de rédemption, ne se justifie pas. Ses remords seraient inutiles. Il fait mieux : il passe aux aveux, les plus terribles. Falco? Fils d’un ouvrier de l’usine Citroën de Poissy à la main lourde, fils de rien et considéré comme tel, enfant perdu, orphelin d’un frère adoré, disparu sans rien dire. Et au milieu? Les drames sociaux, le licenciement de son père, l’humiliation des humiliés. Le narrateur dit: «Je revois son visage lorsqu’il reçoit sa lettre. J’ai seize ans. Il cache ses mains toute la soirée. Au fond de ses poches, sous ses cuisses lorsqu’il s’assoit. Il ne veut pas qu’on les voie trembler. C’est cela, un homme qui tombe.» C’était les années Mitterrand, le début de la casse et la fin des illusions, la sidérurgie sacrifiée, les usines et le reste. Des technocrates commençaient à envahir les cabinets ministériels et, d’un coup de crayon, pour arrondir les statistiques et les cours de la Bourse, transformaient les hommes en variable d’ajustement. La novlangue évoluait, gestion, flexibilité, délocalisation, rentabilité, compétitivité. Et les hommes et les femmes, et leurs gamins, que devenaient-ils? L’époque pouvait désormais enfanter des monstres. Pourquoi s’étonner que l’enfer se peuple de démons? Toujours le narrateur: «Nous nous battons, c’est toujours la même chose chez les pauvres. Ils se combattent, s’entre-tuent. On nous laisse faire. La politique: dresser les citoyens les uns contre les autres, les affamer. (…) La lutte des classes, ce n’est plus grand-chose.» Vous aurez aisément compris la passion et le trouble du bloc-noteur. Le roman subversif de Stéphane Guibourgé dérangera la bonne conscience, celle qui, il y a trente ans, refusait de voir le réel surgissant, celle qui, aujourd’hui, s’y refuse toujours malgré le monde tel qu’il est, malgré les décombres et l’atomisation sociale, malgré notre dégoût d’un temps de plus grande fureur. À un moment, le narrateur de Guibourgé déclare: «C’est une lésion du sens. La vie infectée.» Ce roman nous alerte, nous met en garde : et si c’était pire encore de nos jours?
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 24 octobre 2014.]