On y était : Max Richter, le 4 octobre au Royal Albert Hall (Londres) – par Melville Bouchard
Max Richter fait partie de ces compositeurs rares qui ont choisi la voie minimaliste, entendez aussi celle de la pureté, de la quintessence et de la sophistication. Dès la première écoute d’une de ses compositions, on est frappé par la simplicité des notes, mais aussi par la complexité des arrangements et l’intensité des émotions qu’elles portent.
En 2004, Max Richter éditait The Blue Notebooks, dont je découvrirai chaque morceau pendant le concert, en première écoute donc.
En 2010 il nous flanquait un Infra qui fut ma porte d’entrée, et dont l’intensité pourrait s’apparenter au contact d’une barrière électrifiée avec vos tripes, suivant un algorithme imprévisible mais croissant, jonché de pics et de gouffres. Une décharge longue, parfois stridente, douloureuse et bienfaitrice, exposant à la sueur et à la lumière vos cicatrices les plus cuisantes. Pour tenter de me comprendre, écoutez Infra 5 par exemple.
Depuis Infra, je perds Max Richter de vue, lui préférant, dans la même famille, Dustin O’Halloran, Erik Satie ou Philip Glass. Jusqu’à cet été.
Au hasard d’un vol long courrier sur une compagnie aérienne du Golfe, je découvre l’album Vivaldi Recomposed by Max Richter. Et là, c’est le choc.
De retour au bercail un mois plus tard, je m’empresse de chercher cet album, édité chez Deutsche Grammophon en 2012. Je réalise simultanément que j’ai perdu deux ans de félicité et certainement aussi l’occasion de le voir en concert jouant cette oeuvre, lorsque récemment, j’apprends qu’une date est prévue le 4 octobre au Royal Albert Hall de Londres, avec Max Richter himself, Daniel Hope au violon et le Royal Philamonic Concert Orchestra en backing band, rien que ça. Aller à Londres spécialement pour ce concert semble irréel et lointain à l’époque. J’oublie cette idée – disons que je la mets en veille.
La veille du concert, dans mon salon lyonnais, je lance Vivaldi et son Max Richter sur mes platines. Soudain je trépigne, je rugis, invoque la puissance du son. J’ai provoqué les éléments et je décide immédiatement de prendre un billet d’avion ainsi qu’une place pour le lendemain. Ce ne sera pas Arena, Grand Tier ou Loggia, mais bien les Stalls, assises et numérotées certes, mais les Stalls quand même, c’est plus rock. Et je ferai l’aller et le retour dans la foulée, façon Blitzkrieg, peut-être un clin d’œil à ce compositeur britannique né en Allemagne.
Je m’installe à mon siège. Je suis un peu aviné par une heure d’attente au bar du Hall. Je suis accompagné de deux amis londoniens. C’est la première fois que je pénètre dans le dôme, l’institution. Johnny Cash, Rachmaninov, The Smiths, Yehudi Menuhin, Allen Ginsberg, Bruce Springsteen… Ils sont passés là. En écrivant ces lignes, je découvre que Patrick Bruel y jouait en septembre dernier. Ça me laisse songeur.
Les sièges sont confortables, pivotants et silencieux. Je suis dans l’axe de la scène, trente rangs et quelques centaines de personnes m’en séparent, et pourtant la vision est exceptionnelle, distincte et panoptique. Le sol est en lino, ce qui de prime abord peut sembler un peu chiche tant le reste du décor est noble. Mais l’explication est simple. Décidant de ne pas nier son alcoolisme latent, ni son pragmatisme patenté, le Britannique se donne ainsi l’occasion de se pinter tranquillement, un verre à la main, devant son artiste favori sans risquer de tacher une moquette centenaire. Et même à £8.25 le grand verre de vin, il ne se prive pas. Moi non plus, du reste.
La salle est comble, et c’est donc avec un Merlot dans la main droite que j’observe Max Richter entrer en scène, habillé en noir de la tête aux pieds, accompagné de Daniel Hope, violoniste ultra chevronné, costume anthracite un peu formel. Puis s’engouffre sobrement une bande de musiciens tout de noir vêtus. Ils sont à présent vingt-trois sur scène. Une flopée de violons, une harpe, un piano, un clavecin, des violoncelles. Max Richter opère un Moog et un Mac dont la pomme brille de manière indécente dans cet humble décor.
Quand Spring 0 commence, on mesure encore mal la puissance de frappe de l’équipe sur scène. Ce mouvement n’existe d’ailleurs pas chez Vivaldi. Il a été créé pour introduire la réécriture de Max Richter. Mais dès l’amorce de Spring 1, on a compris qu’on allait rester scotché à son siège pendant quarante minutes. Et cela ne se démentira pas. A part une petite virée de ravitaillement au bar (on ne renie pas ses origines) au milieu de Winter 2, je suis sous le choc.
Si mes oreilles, habituées par les concerts et les salles crasses à 158 dB, regrettent un niveau sonore un poil trop bas, le dôme en revanche et ses champignons géants au plafond, les tentures font tourner la musique si vite qu’on se sent au centre d’un vortex, et on est là, tourbillonnant au milieu des musiciens. Le concert passe comme un flash, enchainant toutes les saisons, et moi tous les états.
La réécriture de Vivaldi par Max Richter confère parfois à une folie de type dancefloor, avec des coups d’archets comme autant de beats. Le livret du concert indique que Richter a entamé ce processus de réécriture afin de se réapproprier, de déconstruire même, une œuvre qu’il a écouté en boucle depuis l’enfance, puis à laquelle il s’est rendu hermétique à cause de son omniprésence dans les publicités, les espaces publics, les messages d’attentes. Il a ainsi modifié 75% des notes de Vivaldi, il a surdosé les basses, il a énergisé chaque mouvement, le modifiant tout en gardant son esprit.
On en ressort totalement exalté. L’album est déjà une locomotive puissante, mais le live laisse échapper toute la vapeur, tous les crissements propres à cette machine mi-organique, mi-électronique lancée à pleine vitesse et dirigée par l’impressionnant Daniel Hope et son violon, je cite le programme, un « ex-Linpinski » Guarneri del Gesu datant de 1742.
Puis c’est l’entracte.
La deuxième partie du concert est exclusivement consacrée à The Blue Notebooks, qui fêtent leur dixième anniversaire. Les musiciens du Richter Ensemble sont au nombre de cinq. Un philarmonique resserré dirait quelqu’un qui n’y connaît pas grand chose en la matière, comme moi. Ce sont les musiciens et compagnons de toujours, ceux-la mêmes qui avaient enregistré l’oeuvre en 2003-2004.
Toutefois, la rupture est rude tant ce premier album est dépouillé comparé aux Quatre Saisons. Je le découvre. J’ai l’impression d’écouter une techno sourde, sans basse, ni rythme. Mais en filigrane, on perçoit la trame, la fréquence, et à force de concentration, on se laisse emporter. Sans se forcer, on s’envole et c’est très beau.
Applaudissements. Va-et-vient, salutations, rappel.
« Je vais vous jouer quelques morceaux d’Infra à présent. » Infra 5 puis 6 puis 8. Exultation.
Applaudissements. Va-et-vient, salutations, départ.
Je me dirige vers la sortie. Une file d’attente immense, de celle que les Britanniques affectionnent tant, s’est formée devant une table où Max Richter et Daniel Hope enchainent les signatures et les sourires. Je file, aux anges. C’est le début de l’automne, l’été lutte pour ne pas sombrer alors que l’hiver s’instille dans nos corps. Mon esprit, lui, est tourné vers le printemps. Les quatre saisons sont réunies.
Il est un label à Rodez qui l’a bien compris, en sortant de manière presque inaperçue une ode aux héritiers de Erik Satie. Erik Satie et les nouveaux jeunes est d’ailleurs en cours de réédition chez Arbouse records. Il contient notamment des interprétations de Max Richter, Fennesz, Hauschka…
Vidéo