Le mythe de la classe moyenne

Publié le 22 octobre 2014 par Delits

Les « classes moyennes » sont une composante essentielle du débat politique français. Elles sont largement convoquées, notamment sur les sujets fiscaux, pour dénoncer l’injustice des mesures envisagées, quel que soit le camp politique au pouvoir. Ainsi, la suppression de la première tranche de l’impôt sur le revenu proposée par le gouvernement de Manuel Valls fait-elle dire à Gilles Carez, le président UMP de la commission des Finances de l’Assemblée nationale que « c’est sur les classes moyennes seules que se concentrera la totalité de la charge fiscale ». Sous la majorité précédente, les membres du PS usaient de phrases quasi-identiques à l’encontre de la politique du gouvernement de François Fillon, et Martine Aubry, alors première secrétaire du PS, pouvait ainsi affirmer que « l’État fait peser l’ensemble des nouveaux impôts sur la classe moyenne ».

Par cette constante de la rhétorique politique, qui nos politiciens cherchent-ils à séduire ? Qui se reconnaît lorsque l’on évoque les classes moyennes ?

Une perception largement faussée de son positionnement social

Un grand nombre de personnes est incapable de se positionner correctement dans la société française en fonction de ses revenus. Ainsi, lorsqu’on demande de se placer sur une échelle de niveaux de vie1 en seulement trois positions, distinguant trois groupes d’égale importance, un exercice qui semblerait à priori facile, plus d’un Français sur deux se trompe. Selon une étude de l’INSEE, seuls 45 % des répondants réussissent cet exercice.

L’erreur la plus commune est de considérer appartenir au groupe médian : 66 % des personnes interrogées se positionnent dans cette classe intermédiaire qui ne regroupe en réalité que 33 % de la population. 73 % des répondants qui appartiennent effectivement à ce tiers intermédiaire du fait de leur niveau de vie s’y placent correctement. 53 % des personnes qui appartiennent au tiers inférieur ont également le sentiment d’appartenir à cette classe médiane, ainsi que 70 % des répondants qui font partie du tiers supérieur.

Auto-positionnement sur une échelle de niveau de vie en trois positions en fonction du niveau de vie réel (en%)

Source : Insee Première N° 1515, septembre 2014.

Ce sont donc les personnes appartenant au tiers supérieur qui se positionnent le plus mal : seules 21 % des personnes qui font partie du tiers de la population disposant du meilleur niveau de vie pensent effectivement se situer parmi les plus aisés. Cette erreur s’explique notamment par la très large dispersion des hauts revenus. Une personne aisée n’a aucun mal à trouver une personne beaucoup plus aisée qu’elle, ce qui peut engendrer le sentiment de ne pas appartenir aux plus riches et donc ce fort sous-positionnement dans l’échelle du niveau de vie.

Échelle des revenus déclarés par unité de consommation

 

Source : INSEE, Les revenus et le patrimoine des ménages, édition 2014

Parmi les personnes appartenant au tiers le plus modeste, 43 % se positionnent correctement et 57 % se positionnent au-delà de leur niveau de vie effectif (53 % dans le tiers intermédiaire et 4 % dans le tiers supérieur). Les écarts de revenus sont nettement plus réduits dans le bas de l’échelle sociale mais restent largement perceptibles. Parmi ce tiers le moins aisé, ce sont les difficultés matérielles qui apparaissent comme le facteur expliquant le mieux le positionnement, plutôt que le revenu monétaire en tant que tel. L’INSEE souligne ainsi que les personnes expérimentant des privations ou des difficultés matérielles se classent largement dans la catégorie des moins aisées, tandis que celles qui ne connaissent pas cette situation ont davantage tendance à se reconnaître dans le tiers intermédiaire alors même qu’elles n’y appartiennent pas.

Les deux tiers des Français ont le sentiment d’appartenir aux classes moyennes

Si l’on s’intéresse désormais véritablement au vocable « classes moyennes », ce tropisme au positionnement intermédiaire se révèle de nouveau : 66 % des Français disent appartenir aux « classes moyennes ». Seuls 28 % se positionnent dans les « catégories populaires » et 5 % dans les « catégories aisées ». La distorsion observée par rapport à la séparation en trois tranches de niveaux de vie se retrouve donc : forte sur-déclaration d’un positionnement intermédiaire, sentiment d’appartenir aux catégories modestes nettement minoritaire, très faible proportion de personnes estimant faire partie des Français les plus aisés.

La comparaison avec les données réelles est ici problématique puisqu’il n’existe pas de définition consensuelle des « classes moyennes ». L’observatoire des inégalités propose une classification, tenant compte du niveau de vie et de la taille du foyer, où les classes moyennes sont celles qui sont se situent au-dessus des 30 % les plus modestes et au-dessous des 20 % les plus aisés. Contrairement au test de positionnement de l’Insee, les trois classes possèdent donc des effectifs très différents : 50 % des Français se situent dans la classe moyenne, 30 % dans les « classes populaires » et 20 % parmi les aisés2.

En prenant cette définition, les classes moyennes objectivement obtenues par ce calcul se classent très majoritairement dans cette catégorie (72%), mais 25 % estiment appartenir aux « classes populaires » et 2 % aux « catégories aisées ». Parmi les « catégories populaires » telles que définies par leur revenu selon la classification de l’observatoire des inégalités, une personne sur deux (53%) se range effectivement dans cette définition, mais le sentiment d’appartenir à la classe au-dessus reste important, 42 % estimant appartenir aux « classes moyennes ». Quant aux personnes appartenant aux 20 % les plus riches, seules 13 % d’entre elles se définissent comme appartenant aux « catégories aisées ». 79 % se positionnent dans les classes moyennes et 7 % dans les « catégories populaires ». Au-delà de la simple question du positionnement dans l’échelle des revenus, ce résultat recoupe les très faibles proportions de personnes estimant s’en sortir très facilement avec leurs revenus dans les études d’opinion. Ainsi, la proportion de Français se déclarant « très à l’aise » financièrement est encore plus réduite que celle qui estime appartenir aux catégories les plus favorisées (2 %, contre 48 % se déclarant « plutôt à l’aise » financièrement, 43 % « plutôt en difficulté » et 6 % « en très grande difficulté »).

Ce mauvais positionnement social n’est pas le fait d’une échelle qui manque de finesse. Une autre classification testée par l’Ifop en 2011, en cinq positions cette fois, confirme cette large tendance à se définir comme appartenant à la « classe moyenne », même lorsque les catégories sont plus détaillées. Alors que cet institut proposait, outre les « classes moyennes », une catégorie « classes moyennes supérieures » et distinguait également l’autre côté de l’échelle en séparant les « catégories modestes » et les « défavorisés » (les catégories modestes n’étant alors plus la catégorie la plus basse, ce qui pouvait avoir un effet repoussoir), un répondant sur deux continue à choisir la position intermédiaire des « classes moyennes » (52%). Seuls 13 % des répondants estiment appartenir aux « classes moyennes supérieures » et 29 % aux « catégories modestes ».

L’auto-positionnement des Français dans des classes sociales (en %)

Des enjeux politiques importants

Cette distorsion dans la perception de l’appartenance à une catégorie sociale a une forte influence politique. La classe sociale à laquelle chacun s’identifie entre assez souvent en décalage avec celle que leur assigne en réalité leur niveau de revenus. Cet effet joue pleinement dans les catégories aisées : nettement moins d’un Français sur dix pensent appartenir aux catégories les plus riches, une très large partie des plus aisés pensant appartenir aux « classes moyennes ». Cet écart explique très bien pourquoi des mesures qui touchent objectivement ces catégories les plus favorisées sont souvent présentées, et en premier lieu par les concernés, comme des mesures qui « pèsent sur la classe moyenne » et mériteraient, à ce titre, d’être dénoncées comme une atteinte à ce totem de l’échelle sociale. On mesure alors toutes les difficultés de la gauche à imposer la thématique de la justice fiscale quand si peu estiment appartenir aux plus hauts revenus et quand une très large majorité considère qu’il est illégitime qu’elle soit touchée par une hausse de la fiscalité.

A l’opposé de l’échelle des revenus, les personnes se définissant comme appartenant aux catégories « modestes » ou « populaires » représentent un petit tiers des Français. Du fait de la faiblesse relative de cette classe, les auto-définies « classes moyennes » rassemblent donc des personnes que leurs revenus rapprochent plus des catégories modestes. Pour autant, ces « classes moyennes inférieures » refusent cette appartenance au groupe des moins aisés, en traçant une frontière avec celui-ci. C’est sans doute ici que se trouvent de nombreux ménages fragilisés animés de la crainte de passer du côté des « pauvres », que se jouent, pour certains et sans exclusivité, des oppositions entre « assistés » et « travailleurs » (76% des Français estiment qu’il « est parfois plus avantageux de percevoir des minimas sociaux que de travailler avec un bas salaire ») et que s’illustre sans doute le mieux l’idée d’un déclin des classes moyennes. La difficulté de la classe politique à parler à cette frange de la population est, de nouveau, importante. Ce sont des ménages largement sensibles à tout ce qui peut amputer leur pouvoir d’achat mais qui n’estiment pas forcément devoir être aidés par les pouvoirs publics, qui peuvent basculer dans le camp des ménages redevables à l’impôt sur le revenu si les règles en sont modifiées, mais qui d’un autre côté peuvent ne pas bénéficier des baisses de cet impôt si elles ne sont pas imposables.

Par conséquent, au sein de la« classe moyenne » dans laquelle tant de Français se reconnaissent, il existe des différences très sensibles du fait de l’importance numérique de cette catégorie subjective. Même en reprenant la définition de l’observatoire des inégalités, basée sur des critères objectifs, qui range 50 % de la population dans les « classes moyennes », les revenus varient de 2250 euros pour un couple sans enfants à 4280 euros, soit près du double. L’invocation des classes moyennes reste donc un couteau suisse à l’usage des politiciens tant les classes moyennes peuvent définir des personnes aux revenus et aux situations dissemblables.

  1. Le niveau de vie est, selon la définition de l’INSEE, le revenu disponible du ménage (revenus après redistribution), divisé par le nombre d’unités de consommation. Cet indicateur purement monétaire possède néanmoins quelques limites, puisqu’à revenu égal, les conditions matérielles peuvent être différentes. Ainsi, le fait de posséder un capital, notamment un bien immobilier, influe largement sur le niveau de vie objectif. En outre, il existe de notables différences de coût de la vie entre régions, qui s’expriment très fortement en matière de loyer immobilier. [Revenir]
  2. L’approche est, ici, de nouveau monétaire, ce qui peut apparaître réducteur, d’autres facteurs jouant dans le positionnement social (capital culturel par exemple). Certains préfèrent par exemple une classification s’appuyant sur les catégories socioprofessionnelles, notamment Dominique Goux et Eric Maurin, qui considèrent comme « classes moyennes » le petit patronat et les professions intermédiaires, soit un groupe représentant environ 30 % de la population française (Dominique Goux et Eric Maurin, Les nouvelles classes moyennes, Seuil, 2012), alors que le classement de l’observatoire des inégalités définit une large classe moyenne, comprenant 50 % des ménages. [Revenir]