Il n’y a pas à dire, la France sait vivre. Si, dans les couloirs feutrés de nos institutions, on sent nettement que la tension liée à une situation globale pas facile-facile oblige les uns et les autres à raser les murs et les dorures républicaines en serrant les fesses, le petit peuple français, de son côté, n’hésite pas à vivre avec l’exubérance qui lui est coutumière. Et cette exubérance permet de ramener quelques pépites journalistiques, grumeaux de faits divers dont l’intérêt n’est pas toujours où l’on pense.
Et pour illustrer mon propos, je voudrais évoquer le temps d’un billet quelques uns de ces quartiers sensibles qui font régulièrement les meilleures pages des faits divers dans les journaux à tirages médiocres de nos localités désœuvrées. Ici, par quartiers « sensibles », on n’entend pas, comme l’adjectif tendrait à le faire croire, des quartiers émotifs, charnels ou sentimentaux, mais plutôt pénibles ou douloureux pour qui s’y aventure sans connaissance de cause.
Par exemple, à Lille, on apprend qu’un quartier aimerait bien se débarrasser d’un encombrant squat de Roms fortuitement installé là depuis deux bonnes années, youkaïdi, youkaïda. Lille qui, apparemment, collectionne les petits soucis puisqu’à Wazemmes, un autre quartier, ce sont les dealers et les voleurs à la tire qui pullulent depuis plusieurs semaines au point d’acculer les commerçants, indignés par l’insécurité grandissante et la saleté indescriptible dans leur secteur, à menacer de faire le ménage eux-mêmes, en commençant par une grève de l’impôt.
Par exemple, on s’aperçoit qu’à Corbeil-Essonne, quelques petits départs de feu parfaitement volontaires, qui ont emportés une médiathèque, une école et quelques voitures, consternèrent courant septembre une population déjà sensibilisée à ce genre de pirouettes festives puisqu’en 2012, la PMI avait été victime de jets de cocktails Molotov qui avaient endommagé plusieurs salles de cet équipement public et la crèche municipale voisine. Population d’autant plus consternée que les feux, deux semaines plus tard, continuent de plus belle.
Évidemment, le recensement fait ici tient bien plus de la collection de perles et d’un enchaînement de faits divers que d’une quelconque étude statistique et n’a surtout aucune prétention ni à l’exhaustivité, ni à l’exemplarité. Il serait probablement assez facile d’ajouter d’autres exemples de la même trempe en écumant la presse locale avide de ces petites notules crapoteuses où se collisionnent les enquiquinements ordinaires de citoyens lambda avec les violences, incivilités et autres troubles à l’ordre public que des faunes frétillantes provoquent avec une certaine maestria.
Le problème n’est pas ici de savoir si ces actes sont caractéristiques d’une tendance à l’ensauvagement, tendance qu’il est impossible d’extrapoler à partir d’éléments aussi parcellaires que disjoints. En revanche, il apparaît tout de même intéressant de noter que dans chacun de ces faits, la situation semble s’éterniser depuis un moment. Dans chacun de ces exemples, on voit la trace d’une police débordée, d’une justice qui peine franchement à agir, d’une municipalité dépassée et impuissante, et ce, pendant des semaines. Et dans chacune de ces tristes démonstrations de toute la faiblesse de l’état républicain, on notera l’exaspération croissante des riverains concernés, la colère sourde des voisins, l’incompréhension puis la colère de ceux dont la vie dépend, d’une façon ou d’une autre, de l’ordre public qui, dans ce quartier, s’est évaporé on ne sait où.
Le constat que je fais ici est aussi réalisé, de façon pas toujours consciente, par tous ceux qui sont confrontés à ce genre de problèmes plus ou moins graves. Petit-à-petit s’insinue dans leurs pensées l’évidente inadéquation entre les ponctions toujours plus grandes qu’ils concèdent à l’État censé faire régner l’ordre, et les avanies elles aussi toujours plus grandes qu’ils subissent, et qui sont toujours moins bien réglées. Inévitablement, la ponction fiscale apparaît chaque jour plus douloureuse (et surtout lorsqu’une partie d’icelle retombe sous forme d’aides et de subventions diverses dans l’escarcelle des fauteurs de troubles). Que voulez-vous, les gens sont bêtement pragmatiques et savoir qu’une part de leurs impôts nourrit, directement ou pas, certains des individus qui leur coûtent leur sommeil, et que l’autre morceau fiscal ne sert manifestement plus à calmer le jeu, ça finit par agacer franchement. Là encore, lorsque le régalien, « cœur de métier » de l’État et seule raison valable de son existence, part ainsi en goguette, le consentement à l’impôt se fait mécaniquement plus rocailleux.
Et même si l’on oublie un instant ces rouspéteurs ataviques (le Français est un gros ronchon, tout le monde le sait, voyons), et si l’on pose donc un petit mouchoir pudique sur leurs protestations de contribuables, de commerçants, ou de parents concernés par les dégradations et autres troubles subis, il est plus délicat de placer aussi sous le mouchoir les effets de bord délétères que ces situations entraînent à long terme.
On pourrait ainsi croire anecdotique le fait que ces problèmes renvoient une image déplorable de ces quartiers. Il n’en est rien, tant pour les vacanciers qui pourront y découvrir une autre forme de tourisme (ou renoncer à venir, disons), que pour les employeurs, commerçants ou sociétés qui réfléchiront à deux fois avant de choisir une implantation trop présente dans les faits divers des journaux locaux. Comme bien souvent, les problèmes qui s’enkystent déteindront des années durant sur le lieu et en pourriront durablement l’attractivité. Tout ceci, répété des centaines de fois sur tout le territoire, finit par coûter bien plus cher que les exactions initiales elles-mêmes.
Non, décidément, impossible de faire des statistiques sur des faits divers, mais non, décidément, impossible d’oublier que ceux-ci illustrent très bien que l’État, en voulant se mêler de tout, ne se mêle plus vraiment de rien, qu’il a tant dilué son action dans la myriade d’associations diverses, des services publics pléthoriques et d’une qualité médiocre, qu’il en est venu, progressivement et inexorablement, à oublier ses missions premières. Non, bien sûr, le territoire français n’est pas à feu et à sang, mais chaque quartier où ces exactions durent montre que l’État a largement atteint son niveau d’incompétence : tiraillé entre ses finances exsangues et ses missions toujours plus nombreuses urbi et orbi, les milliers de lubies de ses dirigeants frivoles, il n’a plus ni l’argent, ni le temps pour effectuer correctement la seule tâche à laquelle il peut prétendre : celle d’assurer l’ordre et la justice.
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