« Nous, on n’attend qu’une chose, c’est l’été prochain, pour faire pareil, peut-être entrer en apprentissage, choisir un métier. Là, il ne sera plus question de sécher, il faudra pointer à l’heure, se plier aux ordres d’un quelconque vieux con armé d’un carnet, mais peu importe. On veut gagner correctement notre vie, pour pouvoir nous payer tous les disques qu’on veut et aller dans tous les endroits qu’on connaît seulement pour avoir lu leurs noms dans le NME et Sounds, et fréquenter le Vortex ou le Roxy à Londres, emmener les nanas au ciné et boire un verre, au lieu de devoir escalader la gouttière de l’Odéon, comme toujours. »
Eté 1977. Des gamins de Slough quittent le lycée sous le regard attendri de Hitler. Smiles peut rentrer tranquillement chez lui. Staline se tue au travail. Les travaillistes sont usés par le pouvoir. Margaret Thatcher et les tories ont sorti leurs longs couteaux. Le sang coule en Irlande du Nord. Le Major surveille son quartier. La disco est au sommet. Les Clash, les Pistols, les Damned, les Jam ou Siouxsie passent rarement à la radio.
« C’est par pur hasard qu’on avait appris qu’ils jouaient, un bout de conversation entendu la veille au soir, et ils étaient géniaux les Pistols, ils se foutaient de tout, la salle était comble et ils avaient en tout et pour tout une ampoule sur la scène, rien de cette merde de rock progressif à la con, de ces éclairages super-coûteux pour millionnaires en rupture de manoir à la campagne, pour rebelles des piscines qui ont que dalle à dire, fascinés qu’ils sont par leur propre trou du cul, pour branleurs qui s’imaginent lutter contre le système en claquant des milliers de livres en drogues illégales ; on les détestait tous ceux-là, on les déteste toujours, la musique pulsait, montait en moi, et encore maintenant j’entends « Bodies » dans ma tête, un morceau que je n’ai pas écouté depuis des années, une histoire de bébés morts, d’embryons morts, ça paraît si triste que je passe à « Seventeen », là c’est mamans décédées et garçons paresseux, alors je passe à « Pretty Vacant », et c’est une des choses les plus chouettes quand tu rentres chez toi après une longue absence de pouvoir écouter ta musique à toi, la bande-son de ta vie à toi (…). »
Human punk est un grand roman sur l'enfance. Les amitiés du plus jeune âge perdurent malgré les différences et les travers des uns et des autres qui apparaissent ou s'accentuent. On suit avec délectation les tribulations d'une bande d'amis, tous attachants sur près de 30 ans. Leurs aventures, leurs combines, leurs espoirs, leurs joies, et leurs malheurs.
« Il était évident que les conservateurs et la presse qu’ils contrôlaient avaient décidé de détruire l’unité des travailleurs ordinaires, mais c’était incroyable, la quantité de mecs que je connaissais et qui étaient anti-syndicats, des gars comme vous et moi, qui gagnaient des salaires minables pour de longues heures de boulot, mais croyaient ce qu’on leur disait. Ils se foutaient des connards de riches à la télé, mais prenaient tout ce qu’ils disaient comme parole d’Evangile. On était dans le sud de l’Angleterre, et il n’existait pas cette tradition d’union corporatiste qu’ils ont dans le nord. Trop de gens acceptaient cette logique des loups-qui-se-mangent-entre-eux, mais surtout, ils avaient le sentiment que, quoi qu’on fasse, cela ne changerait rien. »
Au début du roman, pour Joe et ses amis, c'est le dernier été de l'insouciance. Faire des conneries, gagner de l'argent de poche, sortir avec une fille ou des potes qu'ils connaissent depuis la maternelle, aller en boite ou aux concerts, se castagner avec d'autres bandes, manger quelques cornets de frites, boire des pintes de bières, rentrer au petit matin à moitié beurré, écouter chez les uns et les autres les disques de Bowie ou des groupes punk, fumer un joint, voire prendre du speed...
« Maman et papa étaient particulièrement de bonne humeur en vacances, et en y repensant, ce n’est pas difficile de comprendre pourquoi. Ils goûtaient un petit vent de liberté, échappaient à la routine, bosser, dormir, bosser, dormir. La pression s’allégeait, l’espace de huit ou quinze jours. Quand tu es gamin, tu vois tout comme allant de soi, tu ne cherches pas à comprendre pourquoi ton assiette est remplie tous les jours, pourquoi papa rentre crevé et s’assoit devant la télé, s’énervant mais trop fatigué pour faire un geste. Je ne réfléchissais pas à tout ça, je n’avais aucun souci en tête, et c’est ça l’enfance, c’est le calme avant la tempête. (…) tu es gamin, tu n’as qu’une envie, c’est grandir, et quand tu grandis, tu souhaiterais redevenir enfant. »
La première partie du récit est joyeuse même si l'un d'eux subit la violence d'un père qui ne s'est jamais remis du suicide de sa femme. Joe, le narrateur, passe son temps à l'extérieur du domicile familial, soit avec ses potes, soit dans une ferme à cueillir des cerises pour gagner quelques livres. Cette partie se clôt sur une agression gratuite et barbare. Smiles, le plus proche ami de Joe échappe de peu à la noyade dans un canal.
« Les conservateurs étaient maîtres dans l’art du slogan simple, du court message répété encore et encore, et tapaient chaque fois dans le mille, tandis que les comités de gauche, avec leur éternel goût pour le verbiage et la parlotte, nous expliquaient que la Grande-Bretagne était de la merde et que par définition, on en était aussi. Le Parti travailliste se bousillait tout seul en cellules d’étudiants qui enculaient les mouches sur des points de procédure, tandis que la presse conservatrice continuait de vendre ses conneries, exploitant les cibles habituelles, déclarant que des millions partaient en aide aux mères célibataires, aux femmes battues, aux lesbiennes, aux réfugiés, aux héroïnomanes, en vacances au soleil pour de sales petites graines de voyous. (…) A une plus grande échelle, l’Etat visait les mineurs, et a réussi à écraser les syndicats. »
Dix ans plus tard, Joe apprend à Hong Kong, où il est barman, que son ami s'est suicidé. N'ayant aucune attache, il décide de revenir chez lui. Lors de la traversée de la Chine de Deng Xiaoping et de l'URSS de Gorbatchev, les moments partagés avec Smiles le hantent. Nonobstant sa peine, il revit son impuissance face au déclin de son ami, peu-à-peu rongé par une forme de folie qui l'éloignait du réel et ne lui permettait plus de vivre "normalement". Il culpabilise, assimilant son départ à l'étranger à une fuite devant ses responsabilités et à un abandon ou une trahison.
« la grosse finance mène le jeu, plus que jamais, et la politique telle que je l’ai connue en grandissant a depuis longtemps disparu. Massacré le rêve d’avoir un boulot pour la vie, une place dans l’ordre des choses, toutes ces années de déprime et de gâchis n’ont laissé derrière elles qu’un tas d’ossements en train de pourrir sous mes fenêtres. La sécurité de l’emploi appartient au passé, ceux qui s’en sortent sont endettés jusqu’à la garde, agitant leurs cartes de crédit pour tenter de rembourser leur vie sur catalogue, toutes ces fringues qu’il faut acheter, ces factures à régler, et encore eux ont de la chance, les traînards se trouvent emportés par la vague et balancés par-dessus bord. Il n’y a jamais eu moins de différence entre les partis, on voit les nouveaux travaillistes se pavaner dans les quartiers réhabilités, embourgeoisés de Londres avec leurs petits cousins conservateurs, bousillant des endroits comme Islington, Camden, Battersea, Clapham, avec leurs pourritures de bars-expos et restaurants à thème. Le changement est devenu plus sournois, c’est une manipulation à présent, tandis que ceux qui mènent la danse continuent d’exhiber leur pognon et leur pouvoir, car cela ne change pas. »
De retour, Joe ressent le bonheur de se retrouver auprès de ses parents. Le plaisir, au demeurant ambigu au début, des retrouvailles avec ses potes, et finalement ce lien qui résiste malgré leurs trajectoires, cette amitié scellée par le souvenir de Smiles et le présent. Joe ne quittera plus le pays, traçant son propre chemin par fidélité aux siens, à ses aspirations de liberté et au punk, en marge de la société conservatrice.
« Les gens ordinaires sont plus isolés que jamais, on leur dit qu’ils n’ont jamais eu la vie si belle, et trop d’entre nous se penchent volontiers jusqu’à toucher leurs orteils pendant que les pointeurs de l’etablishment, dans leurs plus beaux atours, sortent leur gel lubrifiant et nous enculent vite fait avant de passer aux prochains gogos, dont les yeux brillent encore d’espoir. On finit par avoir le sentiment exagéré de notre place dans la société, par accepter les valeurs étatiques, par croire qu’on vaut mieux que notre voisin, qu’on fait partie d’une classe qui monte, avec nos six sacs en poche et une maison qui appartient aux banques et non plus à l’office HLM. C’est l’éternelle tactique du diviser pour régler. »
Human punk brosse à la fois le tableau saisissant de l'Angleterre pré-Thatcher qui va être laminée par la révolution ultra-libérale, et celui du Thatchérisme et du blairisme, soit les deux faces - droite conservatrice et gauche social-libérale - d'une politique qui a sciemment détruit les solidarités ouvrières et le Welfare state au profit de la finance et d'une classe de privilégiés.
« Tu travailles dur pour gagner quelques livres de plus, tu es content de toi si tu arrives à en économiser deux cents, et pendant ce temps-là les capitaines d’industrie dépensent une année de ton salaire pour leurs vacances. »
A lire.