Note : 4/5
Du haut de ses 93 ans, Edgar Morin a conservé sa bonhomie joviale et sa vivacité d’esprit. Diffusé au Forum des Images avant qu’un programme entier ait été consacré au personnage (du 15 au 19 octobre 2014), Edgar Morin : Chronique d’un regard dresse un portrait plein d’intelligence de ce sociologue et philosophe, grand cinéphile et fin observateur de nos modes de vie.
Les réalisateurs ont choisi de concentrer leur film sur la cinéphilie de Morin, une façon idéale de maintenir une cohérence au sein du projet et surtout d’aborder tout à la fois la vie et l’oeuvre d’un homme pour qui le cinéma joua un rôle si important, et qui lui rendit bien.
Démarche rare et d’autant plus appréciable : le film ne s’appesantit pas sur les éléments biographiques, ni sur un montage expressément chronologique. La structure du documentaire suit plutôt la même démarche (la même marche est-on tenté de dire) que celle qui préside à la déambulation, entre les points abordés par le sociologue. C’est bien une chronique, et si, bien sûr, quelques photos et informations, distillées par Morin, nous rappellent sa jeunesse passée pendant les années trente, son engagement dans la Résistance et son entrée au CNRS, c’est surtout en passant par sa cinéphagie – devenue cinéphilie – que le film évoque le mieux la vie du sociologue. Pour lui, la salle de cinéma fut un refuge après la mort de sa mère, un lieu où pouvait se projeter le monde sur l’écran.
De ce rapport enfantin au cinéma est venu l’intérêt de Morin pour le septième art, lui qui très tôt pensa l’aborder en termes de sociologie. Le film de Céline Gailleurd et Olivier Bohler parvient à faire image de cette pensée fine, mais toujours exposée clairement par son auteur. Sans voix off surplombante, Chronique d’un regard laisse la parole à un Edgar Morin tantôt flâneur, tantôt spectateur. Souvent placé dans une situation de projection – petite salle où son ombre recouvre le visage des stars auxquelles il consacra l’un de ses fameux ouvrages, Musée du Cinéma de Berlin où les écrans et les miroirs sont démultipliés –, Morin revient sur les oeuvres qui ont marqué sa vie, et sa pensée. Une seconde voix intervient toutefois : celle de Mathieu Amalric, qui lit des extraits des ouvrages du sociologue. Ainsi, même avec la voix d’un autre, c’est toujours Morin qui parle.
Le film se dote d’un dispositif visuel fort beau, où la théorie s’illustre par l’image : le documentaire multiplie les surimpressions, réunissant habilement les éléments mentionnés par Morin. On aime surtout ces grandes projections d’extraits sur les murs des villes arpentées par le sociologue – Paris et Berlin, qu’il aime tant. Loin de n’être que de pures illustrations formelles, ces projections ravivent une certaine magie du cinéma, et accompagnent merveilleusement les propos d’un Morin qui, bien que fin analyste, n’en oublie pas l’émotion première suscitée par un film.
Revenant bien sûr sur la conception de Chronique d’un été, co-réalisé avec Jean Rouch et qui marque les débuts du cinéma-vérité, le film propose quelques extraits non-montés, et le récit que fait Morin de ce grand moment de l’histoire du cinéma est succulent. Le sociologue n’oublie pas d’évoquer la descendance de ce cinéma-vérité qui, pour sa part sombre et mal comprise, a pu donner lieu à la télé-réalité.
Alternant entre l’intimité de la salle de projection et sorties dans les rues, le film laisse la parole de Morin vagabonder en des lieux significatifs : le Musée du cinéma de Berlin, bien sûr, mais également le Musée du Quai Branly, où l’on retrouve le goût du sociologue pour les hommes et la culture. Deux musées : des espaces où l’on expose – on donne à voir – la vie des hommes par leurs arts et leurs cultures, c’est-à-dire par la façon qu’ils ont de s’exposer eux-même, de se donner à voir.
On retrouve ainsi un certain nombre des interrogations d’Edgar Morin à qui ce documentaire rend un hommage intelligent et sensible, un vrai hommage de cinéphiles à cinéphile en somme. On a évoqué le dispositif, on pourra également apprécier le travail du montage et du son, qui contribuent eux aussi à mêler le discours (le regard !) de Morin aux images que sa voix suscite. Le soin apporté à la réalisation et la pertinence de ses choix achèvent de faire de cette Chronique d’un regard un documentaire réussi, intéressant, respectueux de son sujet.
Pour le moment incertain quant à sa date de sortie, ce film constitue un documentaire rare par sa qualité, et trouvera, on l’espère, le chemin des salles.
Alice Letoulat
Film sélectionné au festival Lumière 2014.