Missing, c'est le titre d'un roman de Claude Ollier, dont les Editions P.O.L m'apprennent la mort à 91 ans. 21 livres rien que cet éditeur, beaucoup d'autres ailleurs, depuis La mise en scène, Prix Médicis en 1958 - le premier du palmarès.
Deux coups de projecteur en autant d'articles (et un entretien), pour ne pas oublier un homme qui poursuivait son travail d'écriture en toute discrétion.
Déconnection (1988) - devenu Obscuration (1999)
Le souvenir est la base sur laquelle nous construisons notre
présent. Bien que le nouveau roman de Claude Ollier, Déconnection, ne dise rien de cela, peut-être est-ce son propos
principal. Voilà, d’emblée, bien des incertitudes. C’est que les deux récits
qui s’y entrecroisent, l’un situé en Allemagne pendant la Deuxième Guerre
mondiale, l’autre en France après un troisième conflit international, n’ont
explicitement rien pour les rapprocher. Le lecteur, désireux de se construire
un univers relativement cohérent, est donc contraint d’imaginer lui-même un
rapport entre les récits, et logiquement qu’il s’agit d’un personnage unique,
envisagé à des dizaines d’années d’intervalle.
C’est vrai qu’il semble jeune lorsqu’en Allemagne,
travailleur obligatoire – traduisez, dans le langage du vainqueur de l’époque :
volontaire –, il découvre un univers bâti sur la logique et l’efficacité, d’autant
plus terrible qu’il ne livre pas ses clefs à ceux qui y vivent. Et c’est vrai
qu’il semble plus âgé lorsque, beaucoup plus tard, il survit dans un monde qui
se déglingue, où non seulement les mécanismes les plus élémentaires de la
société, ceux qui permettent par exemple aux vivres d’arriver dans les
magasins, ont disparu, mais où même la capacité de lecture se perd
progressivement. Toute la culture, en un mot, part à vau-l’eau. Alors qu’elle
rayonnait paradoxalement sous la botte nazie…
Paradoxe ? Allez savoir. Claude Ollier ne pose même pas
la question. Il écrit, il décrit, et à chacun de se poser ses propres
problèmes, à se situer face aux réactions du personnage – ou des personnages,
puisqu’il n’est pas certain qu’il s’agisse bien du même individu.
Cette double plongée dans le temps, recul d’un côté, avancée
de l’autre, a au moins l’immense mérite de perturber le lecteur, de l’obliger à
voir un peu plus loin que le bout de son nez afin de savoir qui il est, qui est
l’autre, son interlocuteur le temps d’un livre.
Et comme, dans le même temps, on réédite un des premiers
romans de Claude Ollier, Le maintien de l’ordre,
publié d’abord en 1961, c’est l’occasion d’élargir encore un peu le réseau de
lectures, de revenir aux questions de la guerre et de la paix telles qu’on
pouvait les vivre lorsque le problème algérien était pour la France une
blessure ouverte. Est-elle seulement refermée?
Claude Ollier semble en être à sa deuxième carrière. La
première aurait été celle qu’il a faite, dans les années 50 et 60, en compagnie
du Nouveau roman. Puis sa voix s’est individualisée, et dans une œuvre qui s’amplifie
maintenant et semble occuper une nouvelle place.
Non seulement je n’ai
pas deux carrières, mais je n’en ai aucune. Je n’ai jamais fait carrière. J’écris
des livres pour moi. S’ils sont édités, je suis content, s’ils ont quelques
lecteurs, je suis très content. S’ils n’ont pas du tout de lecteurs, tant pis,
s’ils ne sont pas édités, tant pis. Ça ne m’empêchera pas d’écrire. C’est
totalement en dehors de ce qu’on peut appeler une carrière. C’est une pratique
personnelle, c’est un désir personnel, c’est entre moi et moi.
A défaut de carrière,
peut-on parler de projet romanesque ? Il fut un temps où vos livres
constituaient un réseau…
Oui, pendant vingt
ans, j’ai écrit des livres qui formaient une suite. J’ai achevé ce cycle il y a
quinze ans. Depuis, j’ai écrit quelques livres qui ont des points communs, des
préoccupations, des interrogations communes mais ne forment pas une suite comme
les huit premiers. Cela dit, je n’ai jamais écrit de romans. J’écris contre le
roman. Le roman est caduc, pour moi, depuis 1945.
Pour des raisons
historiques ?
Oui, pour des raisons
historiques. Le romanesque est lié à un certain état de la société européenne,
un accord entre une certaine façon d’écrire et un très large public. A mon
avis, tout cela a été détruit pendant la Seconde Guerre mondiale. On peut
continuer, on peut écrire des romans pendant des siècles, je n’ai rien contre. Mais,
pour moi, ça n’a plus aucun sens. J’ai écrit des livres qui sont… je ne sais
pas comment les qualifier. Ils sont entre le documentaire, comme par exemple
mon livre sur Marrakech, et le conte philosophique ou le conte fantastique, il
y a un peu de tout. Je n’ai jamais écrit de roman, par conséquent, je n’ai
jamais écrit de Nouveau roman !
Le Nouveau roman vous
intéressait malgré tout ?
Oui, mais ses
théoriciens en ont rétréci les limites. C’est devenu tout de suite une routine
un peu maniériste, un peu académique.
Pensez-vous, malgré
ce que vous disiez, que vos livres peuvent intéresser les lecteurs ?
Déconnection va les
intéresser parce qu’ils sont dans le même bain que moi. Ils ont cru que le
grand élan des années 40, 50, 60, se prolongerait. Et, depuis vingt ans, ils
sont consternés. Mais je ne pense pas que ce que j’écris puisse avoir un grand
retentissement puisque, par principe, des livres comme les miens ne passent pas
dans les grands médias. Ils ne sont pas censurés au sens stalinien du terme,
mais ils sont évincés. A priori, on ne les aime pas. On les écarte parce qu’ils
ne font pas 200.000 lecteurs. Il y a deux choses qui m’importent : écrire
des livres qui tiennent debout tout seuls, indépendamment de toute espèce de
bruit qu’on pourrait faire autour, et être respecté comme écrivain. Dès qu’on
entre dans le cirque médiatique, on ne peut plus être respecté comme écrivain !
Missing (1998)
Frost, quelque part au Canada, du côté de la côte Pacifique,
est frappé par un alignement de panneaux publicitaires, au bord de la route, et
surtout par l’un d’entre eux dont le sujet tranche sur les autres. Il ne vante
pas une société de services, il ne cherche pas à vendre quoi que ce soit :
« Il offre le visage très agrandi d’une
fillette, et jointe à son prénom, la description de ses vêtements le jour où
elle a disparu de la petite ville d’où ses parents la recherchent depuis deux
ans, elle avait sept ans, elle souriait, ses parents ont loué l’emplacement qui
doit valoir très cher, on ne fait pas de cadeau en la matière ; suivent
leurs nom, adresse et téléphone. » L’affiche porte un autre mot,
au-dessus, en majuscules : Missing.
Un peu plus loin, dans une gare routière, il tombe en arrêt devant les photos,
nombreuses, groupées, d’enfants eux aussi « manquants ». Il hésite à
photographier cet ensemble dont les sourires lui renvoient l’image d’un bonheur,
il y renonce, de peur de passer pour un voyeur. Au fond, sortir son appareil n’était
peut-être pour lui qu’un vieux réflexe, resurgi de sa vie antérieure, quand il
était un reporter célèbre dont les articles étaient appréciés par ses lecteurs
pour leur écriture autant que pour la qualité de leur documentation. Aujourd’hui,
Frost est dans une sorte de retraite, dont il ne sait encore si elle est
provisoire ou définitive. Il se donne le temps de voyager comme il n’avait pas
la possibilité de le faire autrefois, dans un itinéraire paresseux qui le mène
aussi bien dans des endroits qu’il a envie de revoir que dans d’autres où il n’avait
pas encore eu l’occasion de se rendre…
Un reporter, même démobilisé, des enfants disparus, voilà un
extraordinaire filon pour un romancier en mal de sujet, n’est-ce pas ? Il
suffit de lancer le journaliste sur une piste, puis une autre, qui se
révéleront stériles, avant de lui faire découvrir une solution à laquelle
personne n’avait encore pensé. On devine très vite l’intrigue que Claude Ollier
commence à construire. Vous avez dit Claude Ollier ? Cela change tout. On
ne sait pas assez, en effet, combien, du groupe disparate dit du Nouveau roman,
Claude Ollier est un de ceux sinon celui qui a poursuivi, depuis l’invention de
la marque déposée, une œuvre personnelle marquée bien davantage par son talent
que par l’appartenance à quelque école que ce soit. Dans la discrétion, certes :
de la bonne vingtaine de livres qu’il a publiés, lequel a été ce qu’on appelle
un succès ? Pourtant, il s’est toujours trouvé un éditeur à croire en lui
et il serait temps que les lecteurs aillent voir, plus nombreux, du côté de ce
qu’il propose.
Car, bien sûr, Missing
ne sera pas une enquête sur des enfants disparus. En revanche, il sera, et d’abondance,
question de disparition. Mais celle de Frost lui-même, malgré l’intérêt que lui
porte Fahan, son admirateur le plus acharné – au point d’avoir mis en route une
biographie –, malgré la rencontre avec Samantha, une étudiante de Fahan qui est
aussi sa maîtresse. Malgré cela ou à cause de cela. Frost ne cherche en effet
que la discrétion et la tentation de disparaître, après avoir une fois déjà
dans sa carrière cessé totalement de donner des nouvelles pendant un temps
anormalement long, devait être très forte quand s’ouvrent, près de lui, les
espaces du Grand Nord.
Voilà qui pose beaucoup de questions, dont la plupart ne
seront évidemment jamais résolues. Claude Ollier, par la bande, et en
commençant par fixer dans l’esprit du lecteur les images des enfants disparus,
trace un portrait de notre société dans laquelle il est difficile d’échapper à
sa propre image publique – non seulement c’est difficile mais en outre cela ne
se fait pas puisqu’au contraire il convient de renforcer sans cesse cette
image, de l’imprimer toujours plus nette dans l’imaginaire collectif. Ici, au
contraire, c’est le flou qui domine. Plus on croit en savoir, moins on
comprend. Et Fahan, qui avait l’ambition de tout expliquer, se trouve au moins
aussi démuni qu’avant d’avoir rencontré son héros.
Il faut ajouter que Missing
se lit comme un roman d’aventures. Mais il s’agit d’une aventure humaine, qui
nous renvoie, à l’arrivée, notre propre visage solitaire…