Souvent, je regrette déjà les mots qui viennent de sortir de ma bouche. Je pressens un peu trop tard, il est vrai, les dégâts qu’ils sont sur le point de commettre. Savoir se taire, se reposer dans le silence, est un art des plus exquis et féconds.
Aussi, aujourd’hui, je souhaite esquisser ici des exercices spirituels quelque peu subversifs. Oui subversifs, car de nos jours, presque rien ne nous invite à quitter le bavardage. Sans cesse comme un bruit de fond retentit, et la sinistre musique naguère réservée aux ascenseurs se propage jusqu’au sixième sous-sol des parkings. Sans parler des casques sur les oreilles que l’on traîne dans le métro, en balade, voire carrément au restaurant. Alors que faire ? Justement, rien. Le silence ne se fait pas, il s’accueille paisiblement. N’allons point en faire une nouvelle exigence, un diktat assombrissant...
Sans tomber dans cet extrême, nous pouvons aussi reconnaître et louer le miracle de communiquer, de communier avec l’autre. Il suffit de prendre conscience combien les mots sont précieux pour raconter nos blessures, et nous rapprocher de l’autre pour en saisir le caractère sacré, libérateur et salutaire. D’abord, ne pas dramatiser le réel, ne pas en faire trop. Tenter tranquillement de bannir la médisance, l’exagération, l’impolitesse et la niaiserie, c’est déjà beaucoup ! Toujours en faire moins pour écouter. Prêter l’oreille justement, voilà une ascèse pas si aisée que cela, car cette abstinence peut faire apparaître les manques et les tiraillements ensevelis d’ordinaire sous un flot de mots.
Le silence, ce n’est pas le vide, même s’il nous oblige à quitter les repères habituels qui donnent l’illusion d’une sécurité.
Au contraire, oser se taire, c’est peut-être trouver en soi une plénitude plus vaste, plus intense, propre à tout accueillir sans rien abîmer.
C’est une grande joie d’ailleurs que de traverser cette peur du « rien », de laisser brailler les démons intimes sans bouger. Le silence n’est pas un ennemi à craindre. Il pourrait même devenir un ami, qui ne juge et n’exige absolument rien.
Angélus Silesius, dans le Pèlerin Chérubinique, écrivait magnifiquement que « le Diable n’entend rien que le tonnerre, le tumulte, les craquements. Ainsi, peux-tu joyeusement le rendre fou par ta douceur ». Récemment, je rencontrais une proche dans un hôpital qui me confiait : « Il y a peu d’oreilles qui écoutent. » J’ai pris conscience que lorsque je visite une connaissance, la peur ou la gêne me pousse à meubler. Je parle du temps ou de l’actualité pour ne pas affronter un instant sans rien dire. Mais la météo ou le cours du monde peuvent vraiment nous priver de rejoindre l’essentiel.
Au fond, c’est cela qui est difficile. Il ne s’agit même pas de faire silence, mais juste d’être dans le silence à deux. Mais osons-nous aller jusqu’au bout et congédier, pour un moment, les mots, les bruits, voire peut-être notre propension à avoir une réponse à tout ?
L’exercice spirituel est simple. Le portable, le téléphone, engins qui nous font d’ordinaire beaucoup parler, peuvent même devenir des instruments de notre pratique, un terrain d’entraînement en somme pour cultiver une cure d’écoute.
Vaste programme, dont voici une prescription pour le débutant que je suis : respirer un bon coup avant de prendre la parole, s’abstenir d’interrompre mon interlocuteur, cesser de plaquer mes préjugés sur l’autre, accueillir paisiblement le silence quand il nous rend visite...